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Je ne vous demanderai donc pas, dis-je en terminant, un inutile sacrifice, mais à titre de souvenir et sachant qu'entre autres talents vous possédez Part de faire exécuter d^admirables reproductions solaires, il me sera très agréable de tenir de votre bonne grâce deux belles photographies de cet obscur vaincu de la guerre de Trente ans. —Est-ce dit?

— C'est dit; — comptez sur moi, répondit le comte, je n'insisterai pas davantage.

Le lendemain, à mon hôtel, le comte W*** me faisait remettre deux photographies du sinistre décapité, l'une de profil, Tautre de face, et je traînai ces poignantes images tout le long d'un voyage en Orient et en Palestine.

Il y a de cela nombre d'années déjà. — C'est en recherchant il y a peu jours, au fond d'un carton d'épreuves d'eaux-fortes, des documents indispensables à un travail urgent, que ces macabres photographies m'apparurent et que, me remémorant l'aventure invraisemblable que nous conta naguère le grand seigneur viennois, il me prit fantaisie d'écrire le récit qu'on vient de lire. L'authentique figure ici reproduite dans le texte est celle du comte Bernard d'Harcourt, gentilhomme normand, blessé mortellement à la bataille de Nôrdlingen, puis décapité et précieusement embaumé par les soins du doaeur Eobanus Bolgnuth de Nuremberg.

La tête originale a dû, je le suppose, demeurer à Vienne, dans le cabinet d'antiquité du comte W***..., dont la maison est d'origine polonaise. Les modernes d'Harcourt pourraient peut-être encore la réclamer et l'obtenir aujourd'hui.

LA MOMIE FATALE

Nos histoires se suivent et ne se ressemblent pas; toutefois, celle-ci se trouve en quelque sone directement liée à la précédente par l'origine et par la filiation des faits qui m'amenèrent à l'entendre exposer en toute simplicité quelques années plus tard.

Parmi les convives rencontrés au dîner de Vienne, dont il est question plus haut, se trouvait, — l'ai-je dit? — lord L***, qui venait de quitter la vice-royauté des Indes pour voyager en Europe.

Le hasard fit que lord L***,envoyé en qualité d'Ambassadeur d'Angleterre à Paris, devint pour moi un des compagnons les plus chers de ces heures de loisir qu'il est si exquis de consacrer à l'amitié bavarde, à la causerie intellectuelle et intime, plutôt que de les gaspiller dans ces

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médiocres et vides soirées de réception oti l'on ne recueille que la Fausse monnaie des grimaces et la banalité des phrases de politesse.

Lord L*" était mieux qu'un diplomate habile, discuté et discutable; il se sentait au-dessus des finesses de la politique internationale, et son esprit de dilenante n'était sensible qu'à la beauté des formes et des idées. Volontiers paradoxal, lettré comme le sont ses compatriotes quand ils ont passé par Oxford ou Cambridge et voyagé aux quatre coins du monde, il avait vu et lu immensément, et sa mémoire était prodigieuse, bien qu'il fût beau buveur ;et abusât fréquemment de tous ces excitants que Baudelaire nommait : les Paradis artificiels.

Un des plaisirs de ce singulier ambassadeur, qui fuyait le plus possible les contacts du monde officiel, était de s'entourer de quelques artistes ou littérateurs dont la cérébralité lui convenait et d'improviser des dîners d'été sans grand cérémonial dans les jardins de son palais du faubourg Saint-Honoré. Là, cet homme, généralement sombre et taciturne, s'éveillait, devenait humoriste et brillant conteur, et il n'est point un de ceux qui, l'ayant approché dans ces circonstances, n'ait conservé de cet esprit distingué et rare le plus intense souvenir.

Ce qui m'avait frappé paniculièrement en lui, c'était son fatalisme, ses croyances au surnaturel, ses goûts mystérieux pour l'occultisme et ses théories sur l'irresponsabilité des êtres ici-bas. Nous connaissons, disait-il, les effets de bien des causes, mais nous Ignorons souvent les causes de la plupart des effets; nous suivons tous une destinée toute tracée, dont nous ne pouvons nous éloigner; ta vie est un purgatoire sinon un enfer où nous purgeons la condamnation de fautes commises en des périodes antérieures dont nous n'avons plus ni la notion ni le souvenir; la lutte généralement est vaine, nous sommes les forçats d'un bagne où la seule porte de sonie est celle de la mort, et, comme disait Proudhon, la fatalité est l'ordre absolu, la loi, le code, le fatum de la constitution de l'univers.

Un soir d'août 1888, nous dînions en tête à tète sur la terrasse en plein air, débarrassés de l'énervante observation des laquais gourmés en faction près de la table; je me plus à rappeler au cher lord les conditions de notre première rencontre à Vienne chez W***, le comte antiquaire, et j^évoquai le souvenir de cette terrible tête de momie dont notre hôte nous avait narré Thistoire vraiment intéressante.

— Savez-vous, me dit-il, que j'y ai beaucoup pensé, à ce Bernard d^Harcourt, et que la vision de ce crâne tailladé, de cette hardiesse dans la mort m^a souvent hanté depuis cette visite à Herrengasse? Je n^aurais pas, je vous Pavoue, le courage du comte et n^aimerais pas posséder chez moi cette terrible dépouille.

Il y eut un silence. — A quelques centaines de mètres devant nous, au delà des jardins, les cafés-concerts des Champs-Elysées nous envoyaient les refrains canailles et les joyeux et vulgaires éclats de leurs orchestres. Tous deux nous pensions au décapité dont je venais tout à coup de rafraîchir le cliché sur le gélatino-bromure de notre cervelle.

Je repris :

—Eh bien, mon cher ami, j^ai failli accepter, après l'avoir tout d'abord refusé, le cadeau que le comte désirait me faire de cette tête troublante; sa possession m'attirait et m'effrayait à la fois ; j'éprouvais à sa pensée une sensation morale de vertige faite de désir et de peur, et chaque fois que je voyais l'image photographique du masque tragique et superbe, je songeais à écrire à Vienne pour en réclamer l'envoi. Peu après mon retour à Paris, je fus vraiment malade du fait de cette lutte constante entre le vouloir et la crainte de posséder. Ce qui me mit à la raison fut une lecture d'article d'un bizarre écrivain allemand, dont j'ai oublié le nom, et qui essayait de démontrer la sorte de fatalité et d'envoûtement que l'intimité entre les vivants et les morts, j'entends de cohabitation, peut exercer sur l'homme assez téméraire pour faire de son logis une sépulture profane de tout ou d'une panie d'un corps défunt. Vous allez peut-être taxer cette opinion de folle, mais qui pourrait affirmer que les morts n'ont pas ce que les Egyptiens nommaient ka, c'est-à-dire un double, un second exemplaire du corps presque éthéré, quelque chose approchant de ce que les Indous nomment le corps astral, et, alors, j.ugez de l'imprudence qu'il y a de s'attirer ainsi, sans raison chez soi, une personnalité invisible, peut-être hostile, absorbante et dominatrice... — Non, non, répondit lentement le lord rêveur, — lord Dreamer^ comme je me plaisais à le nommer souvent,— non, mon ami, cette théorie n'est point folle, et vous serez encore plus frappé de la possibilité de la soutenir quand vous saurez que notre aimable hôte de Vienne, le comte W***, est mort il y a quelques mois à peine, chez lui, auprès de la néfaste tête de Bernard d'Harcourt dans des conditions particulièrement mystérieuses, frappé au front d'une balle de revolver, sans qu'on ait jamais pu déterminer s'il y avait meurtre ou suicide.