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Le lendemain, il aperçut au-dessus du mur escaladé un grand écri-teau bien en vue : Il y a des pièges à loups dans cette propriété. M"® Sigismond, qu'il guettait par l'entre-bâillement d'un volet, paraissait tout agitée; elle ne faisait qu'aller et venir. Sur le soir, il la vit invectiver dans sa cour un cadavre de chat pendu à un clou.

Raoul Guillemard laissa passer deux jours; la nuit du deuxième jour, deux hommes, au risque de se casser le cou, gagnèrent par le toit de Raoul le toit de la bibliothèque et entreprirent une mystérieuse besogne. L'un de ces hommes était le sympathique bibliophile lui-même, l'autre, un ouvrier couvreur amené de Paris presque au poids de l'or; avec de vieilles tuiles bien sombres, ils raccommodaient le toit de la bibliothèque et bouchaient tous les trous ouverts par la scélératesse d'Eléonore.

C'était la lutte, car la légataire de Sigismond ne pouvait manquer de constater bien vite ces réparations subreptices. En effet, à quelques matins de là, Eléonore, après avoir donné de sa fenêtre tous les signes d'une formidable stupéfaction, monta dans le grenier et enleva elle-même les tuiles rapportées. M. Guillemard fit revenir son couvreur. Eléonore détruisit encore ses réparations. Surexcité par la lutte, Raoul eut une idée de génie; avec son ouvrier, il entreprit de couvrir de ciment le parquet du grenier. Ce travail leur prit six nuits, mais il fut bien exécuté; dès qu'une partie du plancher était faite, Guillemard la recouvrait d'une couche épaisse de poussière et remettait en place les pots de fleurs de M"® Sigismond. Des rigoles furent adroitement ménagées et dissimulées, elles conduisaient les eaux par des trous dans le grenier de Guillemard et de là dans les gouttières. Maintenant, il pouvait pleuvoir sur la bibliothèque.

Restait l'autre ennemi, la garnison de souris. Hélas! tous les chats du pauvre bibliophile avaient péri; Fun après Pautre ils avaient été pris et pendus. N'importe. Guillemard escalada encore le mur avec une nouvelle armée de matous. La souris est si prodigieusement féconde, que les pertes causées par la dent des premiers chats étaient déjà réparées. Il y eut un nouveau carnage, puis de nouvelles pendaisons. Guillemard s'obstina. Comme il revenait de porter son troisième sac de chats, il mit le pied sur un des pièges à loups semés dans le jardin. Par bonheur, le piège mordit sur sa bottine; l'héroïque Guillemard, malgré sa souffrance, put dégager son pied en laissant la bottine aux dents de fer du piège.

IV

Une année, deux années, cinq années s'écoulèrent, années de défis, de ruses, de stratagèmes, de véritables combats. Joliffe et Bicharette s'étaient depuis longtemps lassés d'attendre le décès de M"« Sigismond. Le sympathique Raoul était resté sur la brèche, vaillant et obstiné. Un beau jour, M"* Sigismond parut renoncer à la lutte; elle négligea de démolir les réparations nocturnement exécutées sur le toit, et elle laissa les chats de Raoul s'engraisser aux dépens des souris garnisonnant dans la place.

L'incognito de Raoul était depuis longtemps percé à jour; il avait laissé repousser sa barbe et teignait ses moustaches dans l'espoir de toucher un jour le cœur de la petite nièce d'Éléonore, arrivée à l'âge de onze ans. Hélas! que d'années encore à passer dans ce doux espoir!

Comme il rentrait un soir d'une séance à la salle Sylvestre, la cuisinière de M"« Sigismond lui apporta une lettre. O bonheur! ô rêvel M^* Eléonore s'adoucissait! Touchée par la persévérance de Raoul, elle lui déclarait à brûle-pourpoint qu'elle consentait à l'épouser, si ses sentiments pour la bibliothèque n'avaient pas changé. Mariage de raison, disait-elle.

Pour acquérir le lot de livres merveilleux délaissés par Sigismond, il fallait prendre cet exemplaire atrocement défraîchi de M*"« Eve : l'héroïque Raoul n'eut pas une seconde d'hésitation.

Et c'est ainsi qu'un soir, après le repas de noces, plus solennel quMl n'eût voulu, Raoul, le cœur battant d'un indicible émoi, obtint de l'épousée ce pourquoi, depuis tant d'années, ses soupirs montaient vers le ciel inclément, la clef de la bibliothèque !

Enfin! enfin! eaBnIll Laissant M™ Guîllemard aux soins de sa chambrière, Raoul escalada quatre à quatre les marches du bienheureux escalier « ouvrit tendrement la porte. O joie! ils étaient là, les incunables, les Gutenberg introuvés, le Ban des Damoiselles, les Fruits du péché, le Gargantua de i53j, et les autres. Que de poussière, hélas! bien mal tenue, cette bibliothèque! mais comme il allait tout transformer, tout nettoyer, tout cataloguer! Quelles joies, quels transports !... Et quel bruit dans le monde ses découvertes ou plutôt ses conquêtes allaient faire!

Un gros chat dormait sur un tas de livres dans un coin, Raoul l'envoya promener d'un coup de pied, et, ta lampe à la main, se précipita vers les rayons réservés où.

dormaient les précieux volumes à peine entrevus du temps du méfiant Sigismond. Les voici tous, 6 délire! Raoul les reconnaît; il y a là, dans leurs habits du temps, trente ou trente-cinq tomes, exemplaires uniques d'ouvrages inconnus ou perdus, trente ou trente-cinq merveilleux opuscules qu^on ne trouverait pas en fouillant jusqu'au fond les bibliothèques nationales.

Raoul porte une main respectueuse sur les tablettes,., son cœur saute... mais il tressaille tout à coup, les reliures semblent piquées de petites taches noires, une fine poussière voltige dès qu'il soulève un volume... Celui-ci, c'est le Débat de gente pucelle de 1480, ouvrage perdu depuis deux siècles... Horreur! le volume, dans sa reliure percée à jour, est absolument dévoré par les vers... Voyons cet autre! Abomination ! La Petite Chronique, de 14S3, somptueusement habillée par Grolier, rongée, perforée, dévorée de même ! Et le voicî, lui, le Gutenberg de 1438, réduit à l'état de dentelles, absolument détruit! Les incunables, mangés aussi! Les Aide, les Elzevier, les Estienne! tous, tous hideusement dévorés par de gros vers que Raoul trouve encore au fond des nervures forées dans l'épaisseur des volumes! Tous finis, tous en miettes ! Malgré leur teinture, les moustaches de Raoul blanchissent k vue d'œil

Soudain, un éclat de rire strident interrompit ses lamentables con-siatations. Il se retourna. Éléonore, qui Tavait suivi, éiait là, son bougeoir à la main.

1 Ah ! ah ! suis-je bien vengée, cher monsieur Raoul Guillemard, émule deSigismond? Les souris? l'humidité? destructeurs beaucoup trop lents! Nous avons trouvé mieux! Vous voyez dans ces dentelles en vieux papier, ô mon mari, l'ouvrage des vers, non pas des petits vers communs de notre pays, pauvres travailleurs; mais de ces vers exotiques si terriblement voraces, qui, jadis amenés par quelque navire, ont, en peu d'années, dévoré les archives de la Rochelle... J'en ai fait venir un certain nombre, et vous pouvez admirer aujourd'hui leur joli travail. Ah! ah! que doit dire Sigismond là-haut? Quels mauvais moments il doit passer à son tour! J'en mourrai de rire! ah! ah! ah!!!... »

Est-il nécessaire d'ajouter, à l'honneur de Raoul, que, sans hésiter, il se jeta sur l'héritière de Sigismond pour essayer de l'étrangler! O vengeance! ô rage! ses doigts se crispèrent; il serra en grinçant des dents. La force malheureusement lui manqua, le coup avait été trop rude, il tomba sur le tas de reliures vides et s'évanouît, flasque et lamentable; il était mort, soupirant encore pour le Débat de la gente Pucelle.

LE BIBLIOTHÉCAIRE YAN DER BOÉCREN DE ROTTERDAM

spirits variés. — Pas une seule femme n'avait osé se risquer dans notre tabagie ; aussi, après avoir égrené nos plus gros rires sur des histoires fallacieuses dont quelques-unes très gauloises et même périphalliques, nous trouvions-nous alors tous assez amollis et largement distendus par la gaieté qui nous avait secoués deux heures durant de la gorge au nombril.