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William Shakespeare

Coriolan

Traduction de M. Guizot

NOTICE SUR CORIOLAN

Coriolan, comme l’observe La Harpe, est un des plus beaux rôles qu’il soit possible de mettre sur la scène. C’est un de ces caractères éminemment poétiques qui plaisent à notre imagination qu’ils élèvent, un de ces personnages dans le genre de l’Achille d’Homère qui font le sort d’un État, et semblent mener avec eux la fortune et la gloire; une de ces âmes nobles et ardentes qui ne peuvent pardonner à l’injustice, parce qu’elles ne la conçoivent pas, et qui se plaisent à punir les ingrats et les méchants, comme on aime à écraser les bêtes rampantes et venimeuses.

Mais ce qui plaît surtout dans ce caractère si fier et si indomptable, c’est cet amour filial auquel se rapportent toutes les vertus de Coriolan, et qui fait seul plier son orgueil offensé. «Et comme aux autres la fin qui leur faisoit aimer la vertu estoit la gloire; aussi à luy, la fin qui lui faisoit aimer la gloire estoit la joye qu’il voyoit que sa mère en recevoit; car il estimoit n’y avoir rien qui le rendît plus heureux, ne plus honoré, que de faire que sa mère l’ouist priser et louer de tout le monde, et le veist retourner tousjours couronné, et qu’elle l’embrassast à son retour, ayant les larmes aux yeux espraintes de joye.» – (PLUTARQUE, trad. d’Amyol.)

Il n’est pas étonnant que Coriolan ait été souvent reproduit sur le théâtre par les poètes de toutes les nations. Leone Allaci fait mention de deux tragédies italiennes de ce nom. Il y a encore un opéra de Coriolan, que Graun a mis en musique.

En Angleterre, on compte le Coriolan de Jean Dennis, aujourd’hui presque oublié; celui de Thomas Sheridan, imprimé à Londres en 1755; et surtout celui de Thomson, l’auteur des Saisons, dont le talent descriptif est le véritable titre au rang distingué qu’il occupe dans la littérature anglaise.

Nous connaissons en France neuf tragédies sur Coriolan. La première est de Hardy, avec des chœurs, jouée dès l’an 1607, et imprimée en 1626; la seconde, sous le titre de Véritable Coriolan, est de Chapoton, et fut représentée en 1638; la troisième, de Chevreau, dans la même année; la quatrième, de l’abbé Abeille, de 1676; la cinquième, de Chaligny Des Plaines, 1722; la sixième, de Mauger, 1748; la septième, de Richer, imprimée la même année; la huitième, de Gudin, mise au théâtre en 1776. La dernière enfin, du rhéteur La Harpe, représentée en 1784, est la seule qui soit restée au théâtre.

La Harpe se défend d’avoir emprunté son troisième acte à Shakspeare. Sa tragédie, en effet, ressemble fort peu en général à celle de l’Eschyle anglais. Il fallait un grand maître dans l’art dramatique comme Shakspeare pour répandre sur cinq actes tant de vie et de variété. Seul il a su reproduire les héros de l’ancienne Rome avec la vérité de l’histoire, et égaler Plutarque dans l’art de les peindre dans toutes les situations de la vie.

Selon Malone, Coriolan aurait été écrit en 1609. Les événements comprennent une période de quatre années, depuis la retraite du peuple au Mont-Sacré, l’an de Rome 262, jusqu’à la mort de Coriolan.

L’histoire est exactement suivie par le poëte, et quelques-uns des principaux discours sont tirés de la Vie de Coriolan par Plutarque, que Shakspeare pouvait lire dans l’ancienne traduction anglaise de Thomas Worth, faite sur celle d’Amyot en 1576. Nous renvoyons les lecteurs à la Vie des hommes illustres, pour voir tout ce que le poëte doit à l’historien.

La tragédie de Coriolan est une des plus intéressantes productions de Shakspeare. L’humeur joviale du vieillard dans Ménénius, la dignité de la noble Romaine dans Volumnie, la modestie conjugale dans Virgilie, la hauteur du patricien et du guerrier dans Coriolan, la maligne jalousie des plébéiens et l’insolence tribunitienne dans Brutus et Sicinius, forment les contrastes les plus variés et les plus heureux. Une curiosité inquiète suit le héros dans les vicissitudes de sa fortune, et l’intérêt se soutient depuis le commencement jusqu’à la fin. M. Schlegel, admirateur passionné de Shakspeare, observe avec raison, au sujet de cette tragédie, que ce grand génie se laisse toujours aller à la gaieté lorsqu’il peint la multitude et ses aveugles mouvements; il semble craindre, dit M. Schlegel, qu’on ne s’aperçoive pas de toute la sottise qu’il donne aux plébéiens dans cette pièce, et il l’a fait encore ressortir par le rôle satirique et original du vieux Ménénius. Il résulte de là des scènes plaisantes d’un genre tout à fait particulier, et qui ne peuvent avoir lieu que dans des drames politiques de cette espèce; et M. Schlegel cite la scène où Coriolan, pour parvenir au consulat, doit briguer les voix des citoyens de la basse classe; comme il les a trouvés lâches à la guerre, il les méprise de tout son cœur; et, ne pouvant pas se résoudre à montrer l’humilité d’usage, il finit par arracher leurs suffrages en les défiant.

PERSONNAGES

CAIUS MARCIUS CORIOLAN, Romain de l’ordre des patriciens.

TITUS LARTIUS, COMINIUS, généraux de Rome dans la guerre contre les Volsques, et amis de Coriolan.

MÉNÉNIUS AGRIPPA, ami de Coriolan.

SICINIUS VELUTUS, JUNIUS BRUTUS, tribuns du peuple et ennemis de Coriolan.

LE JEUNE MARCIUS, fils de Coriolan.

UN HÉRAUT ROMAIN.

TULLUS AUFIDIUS, général des Volsques.

UN LIEUTENANT D’AUFIDIUS.

VOLUMNI, mère de Coriolan.

VIRGILIE, femme de Coriolan.

VALÉRIE, amie de Virgilie.

UN CITOYEN D’ANTIUM.

DEUX SENTINELLES VOLSQUES.

DAMES ROMAINES.

CONSPIRATEURS VOLSQUES, ligués avec Aufidius.

SÉNATEURS ROMAINS, SÉNATEURS VOLSQUES, ÉDILES, LICTEURS, SOLDATS, FOULE DE PLÉBÉIENS, ESCLAVES D’AUFIDIUS, ETC.

La scène est tantôt dans Rome, tantôt dans le territoire des Volsques et des Antiates.

ACTE PREMIER

SCÈNE I

La scène est dans une rue de Rome.

Une troupe de plébéiens mutinés paraît armée de bâtons, de massues et autres armes.

PREMIER CITOYEN. – Avant d’aller plus loin, laissez-moi vous parler.

PLUSIEURS CITOYENS parlant à la fois. – Parlez, parlez.

PREMIER CITOYEN. – Êtes-vous tous bien résolus à mourir, plutôt que de souffrir la faim?

TOUS. – Nous y sommes résolus, nous y sommes résolus.

PREMIER CITOYEN. – Eh bien! vous savez que Caïus Marcius est le grand ennemi du peuple?

TOUS. – Nous le savons, nous le savons.

PREMIER CITOYEN. – Tuons-le, et nous aurons le blé au prix que nous voulons. Est-ce une chose arrêtée?

TOUS. – Oui, n’en parlons plus: c’est une affaire faite; courons, courons.

SECOND CITOYEN. – Un mot, bons citoyens.

PREMIER CITOYEN. – Nous sommes rangés parmi les pauvres citoyens [1], les patriciens parmi les bons. Ce qui fait regorger les autorités nous soulagerait: s’ils nous cédaient à temps ce qu’ils ont de trop, nous pourrions faire honneur de ce secours à leur humanité. Mais ils nous trouvent trop chers. La maigreur qui nous défigure, le tableau de notre misère, sont comme un inventaire qui détaille leur abondance. Notre souffrance est un gain pour eux. Vengeons-nous avec nos piques avant que nous soyons devenus des squelettes, car les dieux savent que ce qui me fait parler ainsi, c’est la faim du pain et non la soif de la vengeance.