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Le bureau de maître Lecerf, plongé dans la pénombre, fut éclairé, on secoua les manteaux avant de les accrocher au perroquet, on s’installa.

Hortense avait tenu à être présente, aux côtés de son époux. Cette femme brève de seins, de fesses et d’esprit considérait Charles comme un être prodigieux. Rien n’était jamais venu corroborer l’opinion surévaluée qu’elle avait de lui, mais elle continuait de nourrir à son égard une admiration sans bornes décuplée par le fait qu’elle avait détesté son beau-frère, Marcel, qui, selon elle, avait toujours voulu brider son cadet par pure jalousie. Si Charles avait si bien réussi, ce n’était pas grâce à son frère aîné, mais malgré lui. Plus encore que les obsèques, l’ouverture du testament signait la mort définitive de Marcel Péricourt, cette vieille carne, elle n’aurait manqué l’événement pour rien au monde.

Charles et Hortense figuraient donc au premier rang et Joubert, dont la place aurait dû être derrière, était à leurs côtés parce qu’il représentait Madeleine qui avait refusé de quitter l’hôpital.

Les nouvelles du petit Paul n’étaient pas bonnes. Il était sorti du coma, mais Gustave, qui s’était rendu brièvement à son chevet, l’avait trouvé franchement cadavérique, la situation n’avait rien d’encourageant. Représenter Madeleine dans un moment aussi capital démontrait clairement que sa place comme époux n’aurait pas été usurpée.

À l’autre extrémité de la rangée, Léonce Picard, plus ravissante que jamais derrière une voilette parme, avait sobrement croisé les mains sur ses genoux. Elle représentait Paul. Dieu que cette fille était belle. À l’exception de Gustave qui était un pur esprit, chacun, dans le bureau, en était électrisé ou, comme Hortense, incommodé.

L’introduction de maître Lecerf, mêlant considérations juridiques et souvenirs personnels, dura plus de vingt minutes. Il savait d’expérience que jamais personne n’ose interrompre un notaire dans une pareille circonstance, les auditeurs ont souvent peur qu’un comportement déplacé leur porte malheur, ça n’est vraiment pas le moment de courir des risques.

Chacun prenait donc son mal en patience et songeait à autre chose.

Hortense pensait à ses ovaires, douloureux depuis toujours, le médecin lui causait des élancements atroces à chaque examen, elle entendait toutes sortes d’histoires à ce sujet, elle en tremblait de la tête aux pieds et haïssait son ventre, il ne lui avait valu que des ennuis.

Charles, lui, revoyait le visage de fouine d’un petit fonctionnaire du ministère des Travaux publics disant : « Ce que vous me demandez, c’est très compliqué, monsieur le député… » Il avait désigné la porte du bureau voisin en chuchotant : « L’autre, là, il est gourmand, vous n’imaginez pas… Un insatiable… » Vivement qu’on s’en sorte, pensait Charles en tapant légèrement du pied.

Léonce se demandait avec curiosité de quelles sommes sans doute astronomiques on allait parler. Elle aimait beaucoup Madeleine, mais il fallait bien convenir qu’il est pénible de vivre avec des gens aussi outrageusement riches.

Gustave, enfin, s’apprêtait une fois de plus à regarder passer les plats.

— Et notre cher Marcel Péricourt m’a donc sollicité afin de me dicter ses dernières volontés.

Fin de l’introduction, il était presque onze heures.

La fortune de Marcel Péricourt était estimée à environ dix millions de francs en actions de la Banque d’escompte et de crédit industriel qu’il avait fondée, à quoi s’ajoutait la valeur de l’hôtel particulier de la rue de Prony pour deux millions et demi. Charles fut agréablement surpris par ces chiffres qu’il avait sous-estimés.

Le testament de Marcel Péricourt ordonnait les bénéficiaires dans l’ordre de leur importance. Depuis la mort de son fils Édouard, Madeleine était son unique héritière. Elle héritait d’un peu plus de six millions de francs, ainsi que de la maison de famille. Joubert, son représentant, se contenta d’un battement de cils. Ce que Madeleine empochait, c’est exactement ce qu’il avait perdu.

Très logiquement, le dernier porteur du nom de Péricourt, Paul, recevait trois millions de francs en obligations sur l’État, donc sans espoir de profits importants, mais dont la valeur ne s’éroderait pas avec le temps. La gestion en revenait à son tuteur légal, Madeleine Péricourt, il en disposerait à son vingt et unième anniversaire.

Joubert, qui savait compter comme personne, surveillait le compteur, curieux de voir de quelle manière son patron avait distribué le reste, parce que, si l’on exceptait l’hôtel particulier, il venait, en deux passes, d’octroyer quatre-vingt-dix pour cent de ses avoirs.

Charles baissa la tête avec modestie. Logiquement son tour était arrivé, ce qui était à la fois vrai et faux parce que la dotation suivante concernait ses filles. Chacune d’elles recevait cinquante mille francs, de quoi arrondir largement la dot que leurs parents pouvaient leur faire.

Déjà Joubert souriait intérieurement. Il n’avait plus besoin de compter, mais ce qu’il attendait fut pire encore que ce qu’il imaginait. Charles Péricourt se voyait attribuer la somme de deux cent mille francs… Une misère. À peine deux pour cent de la fortune de son frère. Ce n’était pas un héritage qu’il recevait, c’était une gifle. Il en était rouge, assommé, l’œil fixe comme un oiseau mort.

Gustave Joubert, lui, n’était pas surpris. « J’en ai assez fait pour lui, disait, en privé, Marcel Péricourt. Il ne réussit jamais rien tout seul, sauf à produire des catastrophes. Riche, il serait ruiné en un an et il emmènerait toute la famille avec lui… »

Le reste de la fortune se répartissait en cinquante mille francs pour diverses institutions comme le Jockey Club, l’Automobile Club de l’Ouest, le Racing Club de France (Marcel adorait les clubs sans jamais y mettre les pieds).

Le coup de grâce venait évidemment d’une dotation de quelque deux cent mille francs à des associations d’anciens combattants qui représentaient symboliquement la présence d’Édouard Péricourt, son fils disparu. Le symbole, à lui seul, pesait autant que Charles tout entier !

Maître Lecerf arrivait à la conclusion :

— « Au collaborateur dévoué et intègre qui m’a accompagné tant d’années, Gustave Joubert : cent mille francs. Et au personnel de la maison Péricourt : quinze mille francs, qui seront prélevés et attribués par ma fille sur le train de vie ordinaire. »

Joubert, qui avait tout le sang-froid dont Charles était dépourvu, jugea évidemment cette dotation avec rancœur. Ce n’était pas une gifle, c’était une aumône. Il venait tout à la fin, juste avant les femmes de service, le chauffeur et les jardiniers.

Charles regardait autour de lui comme s’il s’attendait à ce que quelqu’un d’autre intervienne. Mais la lecture était achevée, le notaire fermait son dossier.

— Euh… dites-moi, monsieur…

— Maître.

— Oui, si vous voulez, dites-moi… est-ce bien régulier tout cela ?

Le notaire fronça les sourcils. Si on attaquait la régularité d’un acte qu’il avait dressé, sa responsabilité était engagée et il n’aimait pas cela.

— Qu’entendez-vous, monsieur Péricourt, par « régulier » ?

— Eh bien, je ne sais pas, moi ! Mais enfin…

— Expliquez-vous, monsieur !

Charles ne savait pas ce qu’il y avait à expliquer. Mais une idée lui vint, lumineuse, évidente :

— Mais enfin, maître ! Est-ce bien régulier de donner trois millions de francs à un enfant à l’agonie, qui sera sans doute mort demain ? À l’heure où vous lui attribuez cette somme colossale, c’est un légume allongé sur un lit de la Pitié, qu’on va conduire dans la tombe de son grand-père dans moins d’une semaine ! Je vous repose la question : est-ce bien légal ?