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Dans l’accusation d’assassinat venait s’insinuer une nuance d’infamie.

— Si c’est le cas, vous aurez du mal à nier que vous fréquentiez la victime…

C’était stupide de sa part, mais André avait plus honte de ce fouet que de tout ce qui lui était reproché. Il tournait la tête de droite et de gauche, non, ce n’est pas à moi…

— Votre papier, votre écriture, vos empreintes à quatre reprises, très certainement votre groupe sanguin. Je vous inculpe d’assassinat sur la personne de Mathilde Archambault, sans préjuger des autres charges, notamment d’infanticide, qui pourraient en résulter.

44

Madeleine buvait de l’eau de Seltz. Dupré, lui, avait lentement siroté son café. Ils étaient là depuis plus d’une heure, les yeux rivés sur le grand escalier du Palais de Justice.

La lumière tombait.

Dix-huit heures à l’horloge du quai.

— Les voici…, dit Dupré.

Madeleine se leva aussitôt, sortit sur le trottoir.

De l’autre côté de la rue, André Delcourt, accompagné de deux policiers en uniforme, descendait en direction d’un panier à salade dont les portes étaient ouvertes. Il présentait un visage hagard, abattu, son pas était lourd, ses épaules basses.

Il la vit. Il s’arrêta net.

Sa bouche s’entrouvrit.

— Allons, dit un policier en le poussant dans le fourgon, dépêchons !

La scène ne dura pas une minute, déjà la camionnette s’éloignait. Aussitôt qu’elle eut disparu, Madeleine se sentit effroyablement vieille.

Étaient-ce des regrets ? Non, elle n’en avait pas. Pourquoi pleurait-elle ? Elle ne le savait pas.

— Est-ce que je…

— Non, rien, monsieur Dupré, merci, c’est moi, c’est…

Elle se détourna pour s’essuyer les yeux, se moucher.

— Allons, dit-elle pour se ressaisir.

Elle tâcha de sourire.

— Eh bien, monsieur Dupré…

— Oui ?

— Nous pouvons dire, je crois, que nous en avons terminé.

— Je crois, en effet.

— Vous ai-je suffisamment remercié, monsieur Dupré ?

Cette question le fit longuement réfléchir. Il avait pensé à cet instant, à cette fin, mais il n’y était pas préparé.

— Je crois que oui, Madeleine.

— Qu’allez-vous faire maintenant ? Chercher du travail ?

— Oui. Quelque chose de plus… tranquille.

Ils se sourirent.

M. Dupré se leva.

Elle lui tendit la main qu’il serra.

— Merci, monsieur Dupré.

Il voulait répondre quelque chose d’aimable, mais il ne trouvait pas, cela se voyait.

Sur son chemin il s’arrêta un instant au bar pour payer les consommations puis il partit sans se retourner.

Il était dix-sept heures lorsque le taxi laissa Madeleine à l’entrée, devant la grille. Elle leva les yeux vers la pancarte puis traversa lentement le parking, monta les marches en ciment, poussa la porte.

Malgré l’installation des grandes tables, des cuves, des distillateurs, des bacs et des éprouvettes, l’atelier du Pré-Saint-Gervais était si immense qu’il paraissait quasiment désaffecté.

Tout le monde était en blouse, Vladi, Paul, M. Brodsky, tous portaient une calotte sur la tête, le pharmacien y tenait beaucoup.

Il régnait une ambiance dans laquelle le parfum de théier était submergé par des odeurs qui rappelaient la colle, la térébenthine, la graisse chaude, il était difficile d’imaginer qu’on fabriquait ici un produit qu’il serait agréable de sentir.

— Ah ! Ma… man ! C’est ra… re de te voir i… ci…!

— Je vais venir plus souvent maintenant. Mais, dites-moi, tout cela a beaucoup changé en peu de temps !

Elle voulait tout savoir, Paul ne lui épargna aucune explication sur la chaîne des opérations, pendant que Vladi et M. Brodsky se parlaient en allemand.

— C’est bien, disait Madeleine.

Paul s’arrêta.

— Ça… ça va, ma… man ?

— Pas très bien, mon chéri, je crois que je vais rentrer.

— Qu’est… ce…

— Rien du tout, je t’assure. Un petit embarras, rien d’autre, je crois qu’il faut que je me couche de bonne heure. Demain, tout sera rentré dans l’ordre.

Elle salua tout le monde, embrassa Paul.

Elle descendit les marches. Elle se sentait fragile, ressentait un creux dans la poitrine. Il ne lui restait plus qu’à constater le champ de ruines sur lequel maintenant il lui faudrait vivre.

Elle leva la tête.

Dans la cour, une voiture tournait au ralenti.

Arrivée à la portière, elle se baissa pour regarder le conducteur à travers la vitre.

— Je me proposais de vous ramener, Madeleine. Il se fait tard.

Elle esquissa un bref sourire et monta.

— Oui, vous avez raison, rentrer en voiture, c’est plus prudent. Merci, monsieur Dupré.

Épilogue

Le grand quotidien fasciste dont le projet fut fauché par l’arrestation d’André ne se releva pas.

L’instruction de cette affaire Delcourt, animée par une bataille d’experts en graphologie, dura plus de dix-huit mois au terme desquels les assises de la Seine (devant lesquelles les experts reprirent les armes) condamnèrent André à quinze ans de réclusion criminelle.

Le 23 janvier 1936, Madeleine fut extrêmement contrariée par l’arrestation, pour voies de fait en état alcoolique, d’un nommé Gilles Palisset, dont les empreintes correspondaient parfaitement à celles relevées au domicile de Mathilde Archambault.

Employé du Crédit municipal, mythomane et pervers, habitant chez ses parents, Palisset passa rapidement aux aveux et avoua les avortements et le meurtre de la jeune femme. Il fut admis que Mathilde Archambault avait eu deux amants, Delcourt, qui avait laissé trop de traces sur place pour qu’on en doute encore, et Palisset, qui finalement l’avait tuée. Loin de hurler à l’erreur judiciaire, la presse salua la performance scientifique et l’efficacité du laboratoire de la police.

Delcourt fut immédiatement libéré.

Madeleine suivit l’épilogue de cette affaire avec une rage que M. Dupré était impuissant à calmer.

Moins d’un mois après la libération d’André Delcourt, on se perdit en conjectures sur les circonstances de sa mort.

Le 20 février 1936, on retrouva son corps nu, pieds et poings liés aux montants de son lit. Le rapport d’autopsie relève qu’il avait ingéré une large dose d’un somnifère courant à cette époque mais que sa mort était due aux conséquences d’une grande quantité de chaux vive déversée sur son entrejambe. La mort fut sans doute longue et douloureuse.

Les conditions exactes de ce décès ne furent jamais éclaircies.

Les péripéties judiciaires de Gustave Joubert furent autrement complexes. Le chef d’accusation de haute trahison était, à cette époque, un concept assez flou, plus pratique pour la proclamation patriotique que pour une cour de justice, son invocation tenait beaucoup à la tension avec l’Allemagne. Les uns, qui manifestaient la plus grande méfiance vis-à-vis du régime nazi, étaient pour une peine exemplaire qui illustrerait la détermination de la France. Les autres, qui estimaient qu’il fallait composer avec un IIIe Reich dont les intentions bellicistes étaient de pure forme, plaidaient pour la relaxe pure et simple, en signe de pacification.

Le statut très particulier de Joubert donna à l’affaire une importance toute particulière et galvanisa le débat.