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Leur relation était singulièrement compliquée par le fait qu’André logeait dans son institution où les visites étaient interdites. Ils eurent d’abord recours à une chambre d’hôtel où Madeleine se rendait en rasant les murs et sortait en baissant la tête, comme une voleuse dans un vaudeville. Elle remettait l’argent à André pour qu’il paye l’hôtelier, recourant à toutes sortes de stratagèmes pour le lui donner sans avoir l’impression de l’acheter, de s’offrir un homme. Elle laissa les billets sur la cheminée, mais ça faisait comme au bordel. Elle les glissa dans son veston, mais il ne les retrouvait, à la réception, qu’après avoir fouillé toutes les poches, merci pour la discrétion. Bref, il fallut trouver une autre solution, chose d’autant plus urgente que Madeleine ne s’était pas contentée de prendre un amant, elle était tombée amoureuse. André était à peu près tout ce que n’avait pas été son précédent mari. Cultivé, attentif, passif, mais vigoureux, disponible, jamais vulgaire, André Delcourt n’avait finalement qu’un seul défaut, il était pauvre. Non que cela eût de l’importance pour Madeleine, elle était riche pour deux, mais elle avait un rang à tenir, un père qui n’aurait pas vu d’un bon œil d’avoir pour gendre un garçon de dix ans moins âgé que sa fille et fondamentalement incapable d’entrer dans les affaires. Épouser André étant impensable, elle trouva une solution fonctionnelle : faire d’André le précepteur de Paul. L’enfant bénéficierait de cours sur mesure, dans une relation privilégiée avec son maître, et surtout il n’aurait pas besoin de se rendre dans une institution, les bruits qui couraient sur ce qui s’y passait — même dans les meilleurs établissements — lui faisaient terriblement peur, le clergé enseignant avait déjà, dans ce domaine, une solide réputation.

Bref, Madeleine n’en finissait pas de trouver des avantages à son stratagème.

André s’était donc installé en haut de l’hôtel particulier de la famille Péricourt.

Le petit Paul accueillit cette idée avec plaisir parce qu’il s’était imaginé avoir un compagnon de jeu. Il dut déchanter. Si tout se passa bien pendant quelques semaines, Paul se montra de moins en moins enthousiaste. Le latin, le français, l’histoire, la géographie, se disait Madeleine, personne n’aime ça, tous les enfants sont pareils, d’autant qu’André prenait sa tâche très au sérieux. La progressive désaffection de Paul pour ces cours particuliers n’entama pas l’engouement de Madeleine qui y trouvait bien des bénéfices : pour elle, c’étaient deux étages à grimper discrètement. Ou à descendre, parfois, pour André. Moyennant quoi, cette relation devint, dans la maison Péricourt, un secret de Polichinelle. Les domestiques s’amusaient à imiter le pas de leur patronne montant l’escalier de service en tapinois, en prenant des mines gourmandes. Lorsqu’ils mimaient André rebroussant chemin dans l’autre sens, ils le faisaient titubant et épuisé, on rigolait pas mal dans les cuisines.

Pour André qui se rêvait homme de lettres, qui s’imaginait passer par le journalisme, publier un premier livre, un second, recevoir un grand prix littéraire pourquoi pas, être l’amant de Madeleine Péricourt constituait un indiscutable atout, mais vraiment, cette chambre, en haut, juste sous les domestiques, était une humiliation insupportable. Il voyait bien que les femmes de chambre pouffaient, que le chauffeur souriait avec condescendance. D’une certaine manière, il était des leurs. Son service à lui était sexuel, mais c’était un service tout de même. Ce qui aurait été valorisant pour un danseur mondain était humiliant pour un poète.

Alors sortir de cette condition dégradante était devenu une urgence.

Voilà pourquoi il était si malheureux ce jour-là : les funérailles de M. Péricourt auraient dû être pour lui une grande circonstance parce que Madeleine avait fait appeler Jules Guilloteaux, le directeur du Soir de Paris, pour demander qu’André rédige le compte rendu des obsèques de son père.

Vous imaginez : un long article qui commencerait en première page ! Dans le quotidien le plus vendu à Paris !

André vivait cet enterrement depuis trois jours, il avait fait plusieurs fois à pied le parcours du corbillard. Il en avait même, par avance, écrit des passages entiers : « Les innombrables couronnes qui l’alourdissent donnent au char funéraire une allure majestueuse qui n’est pas sans rappeler la démarche calme et puissante que l’on connaissait à ce géant de l’économie française. Il est onze heures. Le cortège funèbre va s’ébranler. Sur le premier véhicule qui oscille sous le poids des hommages se distingue aisément la… »

Quelle aubaine ! Si cet article était un succès, peut-être serait-il embauché par le journal… Ah, gagner sa vie décemment, se libérer des obligations blessantes auxquelles il était contraint… Mieux : réussir, devenir riche et célèbre.

Et voilà que cet accident venait tout ruiner, le renvoyer sur la ligne de départ.

André regardait obstinément par la fenêtre pour ne pas accrocher du regard les yeux fermés de Paul, le visage en larmes de Madeleine, celui, fermé, tendu, de Léonce. Et cette flaque qui s’agrandissait sur le sol. Il avait pour l’enfant mort (ou quasiment, le corps était abandonné, la respiration ne se distinguait plus sous l’écharpe imbibée de sang) une peine qui lui broyait le cœur, mais comme il pensait aussi à lui, à tout ce qui venait de s’évanouir, ses espoirs, ses attentes, cette occasion manquée, il se mit à pleurer.

Madeleine lui prit la main.

Sur place, aux obsèques de son frère, Charles Péricourt se trouva donc être le dernier membre de la famille encore présent. On l’avait enfin déniché près du perron, entouré de « son harem », c’est ainsi qu’il appelait sa femme et ses deux filles, ça n’était pas un raffiné. Il pensait que son épouse, Hortense, n’aimait pas assez les hommes pour faire des garçons. Il avait deux filles montées en graine, aux jambes maigres, aux genoux cagneux et à l’acné épanouie, qui pouffaient de rire en permanence, ce qui les contraignait à masquer avec la main la denture épouvantable qui faisait le désespoir de leurs parents ; on aurait dit qu’à leur naissance, un dieu démoralisé avait balancé à chacune une poignée de dents dans la bouche, les dentistes étaient consternés ; sauf à tout éradiquer et à leur poser un râtelier dès la fin de leur croissance, elles étaient promises à vivre derrière un éventail toute leur vie. Il faudrait pas mal d’argent pour la clinique dentaire ou pour la dot qui en tiendrait lieu. Cette question hantait Charles comme une malédiction.

Un ventre lourd parce qu’il passait la moitié du temps à table, des cheveux blancs depuis toujours, peignés en arrière, des traits épais et un nez fort (le signe des caractères déterminés, soulignait-il), une moustache en tablier de sapeur, voilà Charles. Ajoutez à cela que depuis deux jours il pleurait la mort de son frère aîné, il avait le teint rouge et les yeux bouffis.

Dès qu’elles l’avaient aperçu sortant des toilettes, son épouse et ses filles s’étaient précipitées, mais, dans l’affolement, aucune ne parvint à lui décrire la situation de façon claire.