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« Je ne veux pas faire la même chose à Gustave, le rendre à son tour la risée de tout Paris. On peut faire souffrir quelqu’un qu’on aime, mais quelqu’un qu’on n’aime pas… Non, c’est bas. »

Une fois sa décision annoncée à son père, Madeleine s’était sentie obligée de dire quelque chose à Joubert :

« Gustave, je vous assure, ne voyez rien de personnel là-dedans. Vous êtes un homme tout à fait… »

Là, le mot ne lui était pas venu.

« Ce que je veux dire, c’est… Ne le prenez pas pour vous. »

Il avait eu envie de répondre : Je ne le prends pas pour moi, je le prends contre moi, mais il s’était abstenu. Il avait simplement fixé Madeleine puis s’était incliné comme il l’avait fait toute sa vie. Il fit ce que n’importe quel gentleman aurait fait en pareille circonstance, mais ressentit ce revirement comme un affront.

Sa condition de fondé de pouvoir lui apparut soudain étriquée. Il ne tarda pas à sentir les regards goguenards autour de lui. Le délicieux vent frais de la rumeur avait cédé à des silences ironiques, à des sous-entendus narquois.

M. Péricourt lui attribua la vice-présidence de plusieurs sociétés appartenant au groupe, Gustave remercia, mais considéra ces nominations comme des dommages-intérêts mal proportionnés à la perte qu’il venait de subir. Il se souvint d’une lecture de jeunesse et de l’amertume de d’Artagnan à qui le Cardinal avait promis le brevet de capitaine et qui était resté lieutenant.

Trois jours plus tôt, lors de la mise en bière de son ancien patron, il s’était tenu près de Madeleine, légèrement en retrait, comme un majordome. Il suffisait de l’observer pour avoir une idée assez exacte de ses sentiments intimes et percevoir cette raideur, cette tension qu’on rencontre dans les colères à combustion lente qui sont pires encore chez les animaux à sang froid.

Lorsque le cortège atteignit le boulevard Malesherbes, une pluie glaciale se mit à tomber. Gustave ouvrit son parapluie.

Charles se retourna, vit Joubert, tendit le bras et, avec un geste d’excuse qui désignait ses filles, saisit le parapluie.

Les deux adolescentes se tinrent alors étroitement serrées, à l’abri contre leur père. Hortense, piétinant, frigorifiée, tentait de voler quelques centimètres de protection.

Gustave, lui, poursuivit sa marche vers le cimetière la tête nue. La pluie ne tarda pas à redoubler.

Commotionnée, inconsciente, Madeleine dut être hospitalisée à son tour. Si l’on exceptait la branche de Charles, la moitié de la famille Péricourt était à l’hôpital, l’autre moitié au cimetière.

C’était, somme toute, un retournement de situation tout à fait en phase avec l’époque. En quelques heures, une famille riche et respectée venait de connaître la mort de son patriarche et la chute prématurée de son unique descendant mâle, des esprits défaitistes auraient pu y voir l’expression d’une prophétie. Il y avait là matière à conjectures pour un homme intelligent et cultivé comme André Delcourt, sauf que celui-ci, passé l’épouvantable choc qu’avait provoqué en lui la chute du petit Paul, ruminait sa folle déception. Son article relatant les obsèques de Marcel Péricourt, son espoir de réussite, tout était à l’eau. De quoi philosopher longuement sur le hasard, la destinée, la fatalité, la contingence, lui qui adorait les grands mots aurait dû se sentir à son affaire, mais il ne ressassait que des perspectives déprimantes.

Enfin, l’enfant, sorti vivant de dix heures de coma, fut ramené dans la chambre en milieu de soirée sanglé dans une sorte de camisole rigide qui lui montait jusqu’au menton.

Quelqu’un devait le veiller. André se porta volontaire. Léonce retourna chez les Péricourt chercher des vêtements de rechange et se refaire une beauté.

La pièce comportait maintenant deux lits, celui où reposait Paul, inconscient, et, à quelques centimètres, celui où l’on avait installé une Madeleine anesthésiée par les médicaments, mais qui ne cessait de s’agiter, de se retourner, en proie à des cauchemars qui la faisaient marmonner dans son sommeil.

André s’assit et continua à broyer du noir. L’immobilité de ces deux corps le mettait mal à l’aise, cet enfant en état végétatif lui faisait peur. Et, d’une certaine façon, il lui en voulait.

Le lecteur imagine sans peine ce que la perspective de chroniquer les obsèques d’une gloire nationale avait représenté pour lui et de quel poids pesait maintenant l’impossibilité de le faire. À cause de Paul. De cet enfant à qui tout avait été donné en héritage. À qui il avait dispensé, sans compter, des soins quasiment paternels.

Certes, il avait été un précepteur exigeant et Paul devait parfois trouver le joug un peu pesant, mais c’est le cas de tous les écoliers, lui-même, André, avait connu mille fois pire à l’institution Saint-Eustache, il n’en était pas mort. Il s’était jeté avec enthousiasme dans cette mission qui consistait non à éduquer un enfant, mais à le construire. Tout ce qu’il savait, il avait eu à cœur de le lui transmettre. Un enfant, disait-il souvent, est comme un bloc de pierre dont l’enseignant est le sculpteur. André était arrivé à des résultats qui avaient largement récompensé ses efforts. Ainsi pour le bégaiement. Il restait bien des choses à faire, mais Paul parlait de mieux en mieux, indiscutablement. De même pour sa main droite. Ce n’était pas encore la main parfaite, mais grâce à de la discipline, de la concentration, Paul parvenait à des résultats tangibles et encourageants. L’un enseignait, l’autre apprenait, ce n’était pas un chemin toujours facile, tant s’en faut, mais André et Paul étaient devenus, oui, cela le touchait de le penser maintenant, des amis.

André en voulait à son élève parce qu’il ne comprenait pas son geste. Que la mort de son grand-père ait été un chagrin immense, il le savait, mais pourquoi n’était-il pas venu lui parler ? J’aurais trouvé les mots, se disait-il.

Il était vingt-deux heures. Seuls les candélabres disséminés de loin en loin dans la cour apportaient à la pièce une lueur pâle, jaunâtre et floue.

André ressassait son échec lorsqu’il se demanda si réellement il ne lui restait pas encore l’ombre d’une chance. Pouvait-il écrire un article alors qu’il n’avait pas assisté aux obsèques ?

C’était une gageure, évidemment, mais en regardant Paul allongé sur son lit, il s’interrogea. Ne serait-ce pas une marque de fidélité et de confiance dans l’avenir que de s’efforcer tout de même de rédiger cet article ? Paul ne serait-il pas fier, en revenant à la vie, de découvrir le nom de son ami André Delcourt au bas d’une page du Soir de Paris ?

Se poser la question, c’était déjà y répondre.

Il se leva, traversa la chambre sur la pointe des pieds et se rendit auprès de l’infirmière de garde, une grosse femme qui dormait sur une chaise en rotin et se réveilla en sursaut, hein, quoi, du papier ? Son regard tomba sur le joli sourire d’André, elle déchira une dizaine de pages d’un registre hospitalier, lui tendit deux des trois crayons dont elle disposait et se rendormit sur un rêve de jeune homme.

À son retour, la première chose qu’il vit, ce furent les yeux grands ouverts de Paul, brillants et fixes. Il en fut vivement impressionné. Il hésita. Devait-il s’approcher ? Dire un mot ? Il ne savait comment se comporter et comprit qu’il serait incapable de faire un pas. Il reprit sa place.

Le papier posé sur une cuisse, il sortit le carnet sur lequel il avait déjà pris tant de notes et se lança. C’était un exercice difficile, il n’avait vu que le début, que s’était-il passé après son départ ? Les journalistes qui couvraient l’événement fourniraient sur la suite de la cérémonie des détails précis et sensationnels dont il était privé. Il choisit donc un tout autre angle : le lyrisme. Il écrivait pour le Soir de Paris et s’adressait à une clientèle populaire qui serait flattée par un article délibérément littéraire.