Katerina Ivanovna feignit de n’avoir rien entendu, mais, élevant aussitôt la voix, elle se mit à énumérer avec animation les qualités incontestables qui devraient permettre à Sofia Semionovna de la seconder dans sa tâche; elle vanta sa douceur, sa patience, son abnégation, sa noblesse d’âme et sa vaste culture, puis elle lui tapota doucement la joue et se souleva pour l’embrasser à deux reprises. Sonia rougit et Katerina Ivanovna fondit en larmes, en remarquant soudain qu’elle n’était qu’une sotte énervée et trop bouleversée par ces événements et que, puisque aussi bien le repas était fini, on allait servir le thé. Au même instant, Amalia Ivanovna, très vexée de n’avoir pu placer un mot pendant la conversation précédente et de voir que personne n’était disposé à l’écouter, décida de risquer une dernière tentative et fit à Katerina Ivanovna, avec une certaine angoisse intérieure, cette observation profonde que, dans sa future pension, elle ferait bien de prêter la plus grande attention au linge des élèves (die Wäsche) et d’avoir une dame spéciale pour s’en occuper (die Dame [84]), qu’enfin il serait bon de surveiller les jeunes filles pour les empêcher de se livrer la nuit à la lecture des romans. Katerina Ivanovna, réellement excédée de ce repas, répondit très brusquement à la logeuse qu’elle racontait des inepties et ne comprenait rien, que le soin de la Wäsche incombait à la femme de charge et non à la directrice d’un pensionnat de jeunes filles nobles. Quant à l’observation relative à la lecture des romans, elle la considérait comme une simple inconvenance. Bref, Amalia Ivanovna était priée de se taire. Du coup, elle rougit et fit remarquer aigrement qu’elle avait toujours eu les meilleures intentions et qu’il y avait bien longtemps qu’elle ne recevait plus de Geld [85] pour son logement. Katerina Ivanovna, pour rabaisser son caquet, lui répondit aussitôt qu’elle mentait en prétendant qu’elle lui voulait du bien, car elle était venue, pas plus tard qu’hier, quand le défunt était encore exposé dans la chambre, lui faire une scène à propos de ce logement. Là-dessus, la logeuse observa, avec beaucoup de logique, «qu’elle avait invité les dames, mais les dames n’étaient pas venues, car elles étaient nobles et ne pouvaient aller chez une dame pas noble». À quoi Katerina Ivanovna objecta qu’étant une rien du tout, elle n’avait pas qualité pour juger de la véritable noblesse. Amalia Ivanovna ne put supporter cette insolence et déclara que son Vater aus Berlin était un homme très très important et se promenait toujours avec les deux mains dans les poches et faisait «pouff, pouff», et, pour donner une idée plus exacte de ce Vater, Mme Lippevechsel se leva, fourra les deux mains dans ses poches et, gonflant ses joues, émit des sons qui rappelaient en effet ce fameux «pouff, pouff», au milieu du rire général de tous les locataires, qui se plaisaient à l’exciter dans l’espoir d’assister à une bataille entre les deux femmes. Katerina Ivanovna, incapable de se contenir davantage, déclara à haute voix qu’Amalia Ivanovna n’avait peut-être jamais eu de Vater, qu’elle était tout simplement une Finnoise de Pétersbourg, une ivrognesse qui avait dû être jadis cuisinière ou quelque chose de pis. Mme Lippevechsel devint rouge comme une pivoine et glapit que c’était peut-être Katerina Ivanovna qui n’avait pas du tout de Vater, mais qu’elle, Amalia Ivanovna, avait un Vater aus Berlin qui portait de longues redingotes et faisait toujours «pouff, pouff, pouff»! Katerina Ivanovna riposta dédaigneusement que ses origines étaient connues de tous et qu’elle était, dans son certificat, désignée en lettres imprimées comme la fille d’un colonel, tandis que le père d’Amalia Ivanovna (à supposer qu’elle en eût un) devait être un laitier finnois; d’ailleurs il était plus que probable qu’elle n’avait pas de père du tout, attendu que personne ne savait encore quel était son patronyme, si elle s’appelait Amalia Ivanovna ou Ludwigovna. À ces mots, la logeuse, hors d’elle-même, se mit vociférer en frappant du poing sur la table qu’elle était Amal Ivan et non Ludwigovna, que son Vater s’appelait Johann et qu’il était bailli, ce que n’avait jamais été le Vater de Katerina Ivanovna. Celle-ci se leva aussitôt et, d’une voix calme, démentie par la pâleur de son visage et l’agitation de son sein, lui dit que si elle osait comparer encore, ne fût-ce qu’une seule fois, son misérable Vater avec son papa à elle, Katerina Ivanovna, elle lui arracherait son bonnet pour le fouler aux pieds. À ces mots, Amalia Ivanovna se mit à courir dans la pièce, en criant de toutes ses forces qu’elle était la maîtresse de la maison et que Katerina Ivanovna avait à vider les lieux à l’instant même. Ensuite, elle se précipita vers la table et se mit à ramasser les cuillers d’argent. Il s’ensuivit une confusion, un vacarme indescriptibles; les enfants se mirent à pleurer. Sonia s’élança vers sa belle-mère pour essayer de la retenir, mais, quand Amalia Ivanovna lâcha tout à coup une allusion à la carte jaune [86], la veuve repoussa la jeune fille et marcha droit à la logeuse avec l’intention de mettre à exécution sa menace. À ce moment, la porte s’ouvrit et Piotr Petrovitch Loujine apparut sur le seuil. Il promena un regard attentif et sévère sur toute la société. Katerina Ivanovna courut à lui.
III.
Petrovitch, s’écria-t-elle. Vous, au moins, protégez-moi! Faites comprendre à cette sotte créature qu’elle n’a pas le droit de parler ainsi à une noble dame atteinte par l’infortune, qu’il y a des tribunaux pour cela… Je me plaindrai au gouverneur général lui-même… Elle aura à répondre… En souvenir de l’hospitalité que vous avez reçue chez mon père, défendez les orphelins…
– Permettez, Madame… permettez… permettez, Madame, faisait Piotr Petrovitch, en essayant d’écarter la solliciteuse; je n’ai jamais eu l’honneur, comme vous le savez vous-même, de connaître votre papa. Permettez, Madame (quelqu’un partit d’un bruyant éclat de rire), mais je n’ai pas la moindre intention de me mêler à vos éternelles disputes avec Amalia Ivanovna… Je viens ici pour une affaire personnelle… Je désire m’expliquer immédiatement avec votre belle-fille Sofia Ivanovna; c’est ainsi, je crois, qu’elle se nomme. Permettez-moi…