– Que m’importent les sottes questions qui ont pu vous tourmenter l’esprit? s’écria-t-il. Ce n’est pas une preuve! Vous pouvez avoir simplement rêvé toutes ces balivernes. Et moi, je vous dis que vous mentez, Monsieur. Vous mentez et vous me calomniez pour assouvir une vengeance personnelle. La vérité est que vous ne pouvez pas me pardonner d’avoir rejeté le radicalisme impie de vos théories sociales!
Mais ce faux-fuyant, loin de tourner à son avantage, provoqua au contraire de violents murmures.
– Ah! voilà comment tu essaies de t’en tirer, cria Lebeziatnikov. Je te dis que tu mens. Appelle la police; je prêterai serment. Une seule chose reste obscure pour moi: le motif qui t’a poussé à commettre une action si vile. Oh, le misérable! le lâche!
– Moi, je puis expliquer sa conduite, et, s’il le faut, je prêterai serment également, fit Raskolnikov d’une voix ferme, en se détachant de son groupe.
Il semblait calme et sûr de lui. Tous comprirent, à première vue, qu’il connaissait en effet le mot de l’énigme et que cette affaire touchait à son dénouement.
– Maintenant, tout me paraît parfaitement clair, fit-il en s’adressant à Lebeziatnikov. J’avais flairé, dès le début de l’incident, quelque ignoble intrigue. Ce soupçon reposait sur certaines circonstances connues de moi seul et que je vais vous révéler. Là est le nœud de l’affaire. C’est vous, Andreï Semionovitch, qui, par votre précieuse déposition, avez fait la lumière dans mon esprit. Je prie tout le monde de prêter une oreille attentive. Ce monsieur (il désigna Loujine) avait demandé dernièrement la main d’une jeune fille, ma sœur, Avdotia Romanovna Raskolnikova; mais arrivé depuis peu à Pétersbourg, il se prit de querelle avec moi à notre première entrevue, si bien que je finis par le mettre à la porte, ainsi que deux témoins peuvent le déclarer. Cet homme est très méchant… J’ignorais qu’il logeait chez vous, Andreï Semionovitch, ce qui fait qu’il a pu voir à mon insu, avant-hier, c’est-à-dire le jour même de notre dispute, que je donnais de l’argent, en ma qualité d’ami de feu M. Marmeladov, à sa veuve Katerina Ivanovna, pour parer aux dépenses des funérailles. Il écrivit aussitôt à ma mère que j’avais donné tout cet argent, non à Katerina Ivanovna, mais à Sofia Semionovna. Il qualifiait en même temps le… caractère de cette jeune fille en termes extrêmement outrageants et laissait entendre que j’entretenais avec elle des relations intimes. Son but, vous le comprenez, était de me brouiller avec ma mère et ma sœur, en leur faisant croire que je dépensais d’une façon indigne l’argent qu’elles m’envoient en se privant elles-mêmes. Hier soir, j’ai rétabli, en présence de ma mère, de ma sœur, et devant lui-même, la vérité des faits qu’il avait dénaturés. J’ai dit que, cet argent, je l’avais remis à Katerina Ivanovna pour l’enterrement et non à Sofia Semionovna, que je n’avais d’ailleurs jamais vue encore. Et j’ai ajouté que lui, Piotr Petrovitch Loujine, avec tous ses mérites, ne valait pas le petit doigt de Sofia Semionovna dont il disait tant de mal.
«Quand il me demanda si je ferais asseoir ma sœur à côté de Sofia Semionovna, je lui répondis que je l’avais déjà fait le jour même. Furieux de voir que ma mère et ma sœur refusaient de se brouiller avec moi sur la foi de ses calomnies, il en arriva, de fil en aiguille, à les insulter grossièrement. Une rupture définitive s’ensuivit et il fut mis à la porte. Tout cela s’est passé hier soir. Maintenant, je vous demande de m’accorder toute votre attention. S’il arrivait à prouver, dans cette circonstance, la culpabilité de Sofia Semionovna, il démontrait ainsi à ma famille que ses soupçons étaient fondés et qu’il avait été justement froissé en me voyant l’admettre dans la société de ma sœur; enfin, en s’attaquant à moi, il ne faisait que défendre l’honneur de sa fiancée. Bref, c’était pour lui un nouveau moyen de me brouiller avec ma famille et de rentrer en grâce auprès d’elle. Du même coup il se vengeait en même temps de moi, car il avait lieu de penser que l’honneur et le repos de Sofia Semionovna me sont très précieux. Voilà le calcul qu’il a fait, et comment je comprends la chose. Telle est l’explication de sa conduite et il ne saurait y en avoir d’autre.»
C’est à peu près ainsi que Raskolnikov termina son discours, fréquemment interrompu par les exclamations d’une assistance, fort attentive du reste. Il n’en garda pas moins jusqu’au bout un ton net, calme et assuré. Sa voix tranchante, son accent convaincu et la sévérité de son visage émurent profondément l’auditoire.
– Oui, oui, c’est cela, c’est bien cela, se hâta de reconnaître Lebeziatnikov enthousiasmé. Vous devez avoir raison, car il m’a précisément demandé, quand Sofia Semionovna est entrée dans la pièce, si vous étiez ici et si je vous avais vu parmi les hôtes de Katerina Ivanovna. Il m’a attiré dans l’embrasure de la fenêtre pour me poser cette question tout bas: c’est donc qu’il avait besoin de vous savoir là. Oui, c’est bien cela!
Loujine se taisait et souriait dédaigneusement. Mais il était très pâle. Il semblait chercher un moyen de se tirer d’affaire. Peut-être se fût-il volontiers esquivé séance tenante, mais la retraite était impossible pour le moment. S’en aller ainsi eût été reconnaître le bien-fondé de l’accusation portée contre lui et s’avouer coupable d’avoir calomnié Sofia Semionovna. D’autre part, l’assistance semblait fort excitée par les copieuses libations auxquelles elle s’était livrée. Le manutentionnaire, quoique incapable de se faire une idée nette de l’affaire, criait plus haut que tous et il proposait certaines mesures fort désagréables pour Loujine.
D’ailleurs, il n’y avait pas là que des gens ivres; cette scène avait attiré nombre de locataires de toutes les pièces de la maison. Les trois Polonais, très échauffés, ne cessaient de proférer dans leur langue des injures à l’adresse de Piotr Petrovitch et de lui crier: Pane ladak [90]! Sonia écoutait avec toute son attention, mais elle aussi semblait mal comprendre ce qui se passait, comme une personne à peine sortie d’un évanouissement. Elle ne quittait pas des yeux Raskolnikov, sentant que lui seul pouvait la protéger. La respiration de Katerina Ivanovna était sifflante et pénible; elle paraissait complètement épuisée. Mais c’était Amalia Ivanovna qui faisait la plus sotte figure, avec sa bouche grande ouverte et son air ébahi. On voyait qu’elle ne comprenait rien aux événements. Elle voyait seulement que Piotr Petrovitch était en mauvaise posture.
Raskolnikov tenta de reprendre la parole, mais il dut y renoncer bientôt, car tout le monde se pressait autour de Loujine en une foule compacte d’où partaient les injures et les menaces. Pourtant, Loujine ne se laissa pas effrayer. Comprenant que la partie était définitivement perdue pour lui, il eut recours à l’insolence.
– Permettez, Messieurs, permettez, ne vous pressez pas ainsi. Laissez-moi passer, disait-il en se frayant un chemin. Et ne vous donnez pas la peine d’essayer de me faire peur avec vos menaces, je vous assure que vous n’arriverez à rien et que je ne suis pas facile à effrayer. C’est vous, Messieurs, qui aurez au contraire à répondre en justice de la protection que vous accordez à un acte criminel. La voleuse est plus que démasquée et je porterai plainte. Les juges ne sont pas si aveugles, ni… ivres. Ils récuseront les témoignages de deux impies, deux révolutionnaires notoires qui me calomnient par vengeance personnelle, ainsi qu’ils ont eu la sottise de le reconnaître… Oui, voilà. Permettez!