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La jeune fille était devenue toute rouge, puis son visage exprima l’épouvante.

– Mais enfin, Rodia, tu as l’air de dire que nous nous quittons pour toujours… Est-ce un testament?

– N’importe… Adieu.

Il s’éloigna d’elle, et alla vers la fenêtre. Elle attendit un moment, le regarda avec inquiétude et sortit toute troublée.

Non, ce n’était pas de l’indifférence qu’il éprouvait à l’égard de sa sœur. Pendant un moment même, tout à la fin, il avait passionnément désiré la serrer dans ses bras, lui faire ses adieux et tout lui dire. Cependant, il ne put même pas se résoudre à lui donner la main.

«Elle pourrait frissonner plus tard à ce souvenir et dire que je lui ai volé ses baisers. Et puis, aurait-elle la force, elle, de supporter cet aveu? se demanda-t-il au bout d’un instant. Non, elle ne le supporterait pas; ces femmes-là n’en sont pas capables.»

Il se mit à penser à Sonia. Une fraîcheur venait de la fenêtre. Le jour baissait. Il prit sa casquette et sortit.

Il ne se sentait ni la force ni le désir de s’occuper de sa santé. Mais ces angoisses continuelles, ces terreurs, ne pouvaient manquer d’agir sur lui, et si la fièvre ne l’avait pas encore terrassé, c’était précisément parce que cet état de tension intérieure et d’inquiétude perpétuelle le soutenait momentanément et lui donnait un semblant d’animation factice.

Il errait sans but. Le soleil se couchait. Il éprouvait depuis quelque temps une sorte d’angoisse toute nouvelle, non point particulièrement pénible ou aiguë, mais qui semblait durable, éternelle. Il pressentait de longues, de mortelles années, pleines de cette froide et terrible anxiété. Vers le soir, en général, cette sensation devenait plus obsédante.

«Voilà, se dit-il, avec ces stupides malaises physiques provoqués par un coucher de soleil, allez vous empêcher de commettre quelque sottise! On en devient capable d’aller se confesser, non seulement à Sonia, mais à Dounia!» marmotta-t-il d’un ton haineux.

S’entendant appeler, il se retourna. C’était Lebeziatnikov qui courait après lui.

– Figurez-vous que je viens de chez vous, je vous cherchais. Imaginez-vous qu’elle a fait ce qu’elle voulait et elle a emmené les enfants. Nous avons eu grand-peine à les retrouver, Sofia Semionovna et moi. Elle tape sur une poêle et force les enfants à chanter. Les petits pleurent. Ils s’arrêtent aux carrefours et devant les boutiques. Ils ont à leurs trousses une foule d’imbéciles. Venez.

– Et Sonia? demanda avec inquiétude Raskolnikov, en se hâtant de suivre Lebeziatnikov.

– Elle est tout à fait folle, c’est-à-dire pas Sofia Semionovna, mais Katerina Ivanovna. Du reste, Sofia Semionovna a également perdu la tête, mais Katerina Ivanovna, elle, est complètement folle. Je vous dis qu’elle a tout à fait perdu la raison. On finira par les arrêter. Vous vous imaginez l’effet que cela fera. Ils sont maintenant sur le quai du canal, près du pont de N… non loin du logement de Sofia Semionovna, tout près d’ici.

Sur le quai, à peu de distance du pont et à deux pas de la maison habitée par Sonia, stationnait une véritable foule composée principalement de fillettes et de petits garçons. La voix rauque, éraillée, de Katerina Ivanovna parvenait jusqu’au pont. En fait, le spectacle était assez étrange pour attirer l’attention des passants. Katerina Ivanovna, vêtue de sa vieille robe et de son châle de drap, coiffée d’un mauvais chapeau de paille qui lui tombait sur l’oreille, semblait en effet en proie à un véritable accès de folie. Elle était anéantie, haletante. Sa pauvre figure de phtisique n’avait jamais paru aussi pitoyable (d’ailleurs les poitrinaires ont toujours plus mauvaise mine au grand jour de la rue que chez eux), mais elle semblait, malgré sa faiblesse, dominée par une excitation qui ne faisait que croître d’instant en instant. Elle s’élançait vers ses enfants, les gourmandait, leur montrait devant tout le monde à danser et à chanter, puis, désolée de voir qu’ils ne comprenaient rien, se mettait à les battre.

Ensuite, elle interrompait ces exercices pour s’adresser au public. Lui arrivait-il d’apercevoir dans la foule un badaud à peu près bien vêtu, elle se mettait à lui expliquer à quelles extrémités étaient réduits les enfants d’une famille noble, on pouvait même dire aristocratique. Si elle entendait des rires ou des propos moqueurs, elle prenait aussitôt à partie les insolents et commençait à se quereller avec eux. Quelques-uns riaient en effet, d’autres hochaient la tête, tous en général regardaient curieusement cette folle entourée d’enfants effrayés.

Lebeziatnikov s’était sans doute trompé en parlant de la poêle; tout au moins Raskolnikov n’en vit pas; Katerina Ivanovna battait seulement la cadence de ses mains sèches quand elle obligeait Poletchka à chanter et Lena et Kolia à danser. Parfois, elle se mettait elle-même à chantonner, mais elle était aussitôt arrêtée par une toux terrible qui la désespérait. Elle commençait alors à maudire sa maladie et à pleurer. Mais surtout c’étaient les larmes, la frayeur de Kolia et de Lena qui la faisaient enrager.

Elle avait voulu habiller les enfants comme des chanteurs de rues. Le petit garçon était coiffé d’une sorte de turban rouge et blanc: il représentait un Turc. Manquant d’étoffe pour faire un costume à Lena, Katerina Ivanovna lui avait simplement mis sur la tête le bonnet de laine tricoté (il avait la forme d’un casque) du défunt Semion Zakharovitch, s’étant bornée à le garnir d’une plume d’autruche blanche qui avait appartenu à sa grand-mère et qu’elle conservait jusqu’ici dans son coffre comme une relique de famille. Poletchka, elle, portait sa robe habituelle; elle regardait sa mère d’un air timide et affolé et ne la quittait pas d’une semelle. Elle essayait de lui cacher ses larmes, elle devinait qu’elle n’avait plus toute sa raison et semblait épouvantée de se trouver dans la rue au milieu de cette foule. Quant à Sonia, elle s’était attachée à Katerina Ivanovna et la suppliait en pleurant de rentrer chez elle. Mais celle-ci restait inflexible.

– Assez, Sonia! tais-toi, criait-elle haletante et interrompue par la toux. Tu ne sais pas ce que tu demandes. On dirait une enfant. Je t’ai déjà dit que je ne retournerai pas chez cette ivrognesse d’Allemande. Que tout le monde, que tout Pétersbourg voie mendier les enfants d’un noble père qui a loyalement et fidèlement servi toute sa vie et est mort pour ainsi dire à son poste. (Katerina Ivanovna avait déjà réussi à composer cette légende et à y croire aveuglément.) Que ce vaurien de général voie tout cela! Puis tu es vraiment sotte, Sonia. Comment mangerions-nous à présent? Nous t’avons assez exploitée, je ne veux plus de cela! Ah, Rodion Romanovitch, c’est vous? s’écria-t-elle en apercevant Raskolnikov, et elle se précipita vers lui. Expliquez, je vous prie, à cette petite sotte que j’ai pris le parti le plus sage! On fait bien l’aumône aux joueurs de viole; nous, nous serons tout de suite identifiés, on reconnaîtra en nous une malheureuse famille noble tombée dans la misère et cet affreux général perdra sa place, vous verrez cela. Nous irons tous les jours nous placer sous ses fenêtres et quand l’empereur passera, je me jetterai à ses genoux et je lui montrerai mes enfants. «Défends-nous, sire!» dirai-je. Il est le père des orphelins et il est miséricordieux, vous verrez, il nous protégera, et cet affreux général… Lena! tenez-vous droite [91]. Toi, Kolia, tu vas te remettre à danser tout de suite. Qu’as-tu encore à pleurnicher, mais de quoi donc as-tu peur, petit sot? Seigneur, que faire avec eux? Rodion Romanovitch, si vous saviez comme ils sont bêtes! Et elle lui montrait, les larmes aux yeux (ce qui ne l’empêchait pas de parler sans relâche), ses enfants éplorés. Raskolnikov chercha à la convaincre de regagner son logis et lui fit observer, pensant agir sur son amour-propre, qu’il n’était pas convenable de traîner dans les rues comme les joueurs d’orgue de Barbarie quand on se préparait à être directrice d’un pensionnat pour jeunes filles nobles.

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[91] En français dans le texte.