«Et ces frissons qui vous prenaient! Et ce cordon de sonnette dont vous parliez dans votre délire! Pourquoi vous étonner, après cela, Rodion Romanovitch, de la façon dont j’en ai usé alors avec vous? Et pourquoi êtes-vous venu chez moi juste à ce moment-là? Un diable semblait vous pousser et, en vérité, si Mikolka ne nous avait pas séparés… vous vous souvenez de l’arrivée de Mikolka? Ça a été comme un coup de foudre! Mais quel accueil lui ai-je fait? Je n’ai pas prêté la moindre attention à ce coup de tonnerre, c’est-à-dire pas ajouté foi le moins du monde à ses paroles. Que dis-je? Plus tard, après votre départ et ses réponses fort raisonnables (il faut vous dire qu’il m’a répondu de façon si intelligente sur certains points que j’en ai été étonné), eh bien, je n’en suis pas moins resté inébranlable comme un roc dans mes convictions. «Non, pensais-je, racontez-nous des histoires. Il s’agit bien de Mikolka!»
– Razoumikhine vient de me dire qu’à présent vous êtes convaincu de sa culpabilité; vous-même lui auriez assuré que…
Il ne put achever, le souffle lui manquait. Il écoutait dans un trouble indescriptible cet homme qui l’avait percé à jour renier son propre jugement. Il n’en croyait pas ses oreilles et cherchait avidement le sens précis et définitif caché derrière ces phrases ambiguës.
– Monsieur Razoumikhine? s’écria Porphyre Petrovitch, qui semblait bien aise d’entendre enfin une observation sortir de la bouche de Raskolnikov, hé! hé! hé! Mais il fallait bien me débarrasser de lui, qui n’avait rien à voir dans cette affaire. Il était accouru chez moi tout pâle… Enfin, ne nous occupons pas de lui, voulez-vous? Quant à Mikolka, désirez-vous savoir ce qu’il est ou, du moins, quelle idée je me fais de lui? Tout d’abord, ce n’est qu’un enfant; il n’a pas atteint sa majorité et je ne dirai pas qu’il soit précisément poltron, mais il est impressionnable comme un artiste. Non, ne riez pas de me voir le caractériser ainsi. Il est naïf et extrêmement sensible. Il a bon cœur, une nature fantasque. Il chante, danse et conte si bien qu’on vient l’entendre des villages voisins, paraît-il. Il aime s’instruire, tout en étant capable de rire comme un fou pour des niaiseries. Avec ça, il peut boire jusqu’à perdre la raison, non qu’il soit un ivrogne, mais parce qu’il se laisse entraîner, toujours comme un enfant. Il ne comprend pas qu’il a commis un vol en s’appropriant l’écrin qu’il avait ramassé. «Puisque je l’ai trouvé par terre, dit-il, j’avais bien le droit de le garder.» Et savez-vous qu’il appartient à une secte schismatique, ou plutôt, pas précisément schismatique… mais c’est un fanatique. Il vient de passer deux ans auprès d’un ermite. Au dire des gens de Zaraïsk [102], ses camarades, il manifestait une dévotion exaltée et voulait se faire ermite également. Il passait ses nuits à prier Dieu et à lire des livres saints, «les vrais [103]», les anciens. Pétersbourg a exercé une grande influence sur lui… les femmes, le vin… vous comprenez? Il est si impressionnable… et cela lui a fait oublier la religion. J’ai appris qu’un artiste s’était intéressé à lui et lui donnait des leçons. Sur ces entrefaites arrive cette malheureuse affaire. Le pauvre garçon a perdu la tête et s’est passé une corde au cou; il a essayé de fuir… que voulez-vous quand notre peuple se fait une si drôle d’idée de notre justice? Il y a des gens auxquels le mot de jugement suffit à faire peur. À qui la faute? Nous verrons ce que les nouveaux tribunaux vont faire! Ah, fasse le ciel que tout aille bien!
«Bon, mais une fois en prison, Mikolka est revenu à son ancien mysticisme; il s’est souvenu de l’ermite et rouvert sa Bible. Savez-vous, Rodion Romanovitch, ce que l’expiation est pour certains de ces gens-là? Ils ne pensent pas expier pour quelqu’un, non, mais ils ont simplement soif de souffrir et si cette souffrance leur est imposée par les autorités, ce n’en est que mieux. J’ai connu, en mon temps, un prisonnier, le plus docile qui soit. Il a passé toute une année en prison à lire la Bible pendant la nuit, tant et si bien qu’il a fini par arracher de son poêle une brique et par la lancer, sans rime ni raison, sur son gardien, mais en prenant toutefois ses précautions pour ne lui faire aucun mal. Vous connaissez le sort réservé à un prisonnier coupable d’avoir attaqué son gardien à main armée? C’est donc qu’il avait pris sur soi d’«expier».
«Je soupçonne maintenant Mikolka de vouloir «expier» lui aussi. Ma conviction est établie sur des faits, mais lui ignore que j’ai percé à jour ses motifs. Quoi, vous n’admettez pas l’idée qu’un pareil peuple puisse donner naissance à des gens fantastiques? Mais on en voit à tout bout de champ. L’influence de l’ermite est redevenue toute-puissante sur lui, surtout après l’histoire du nœud coulant. Vous verrez d’ailleurs que lui-même viendra se confesser à moi. Vous le croyez capable de soutenir son rôle jusqu’au bout? Non, il s’ouvrira à moi, attendez un peu; il viendra rétracter ses aveux. Je me suis attaché à ce Mikolka et je l’ai étudié à fond. Eh bien, je vous dirai, hé! hé! que s’il a réussi à donner, sur certains points, un caractère de vraisemblance à ses déclarations (il a dû se préparer), il se trouve sur d’autres en contradiction complète avec les faits sans s’en douter le moins du monde. Non, mon cher Rodion Romanovitch, ce n’est pas Mikolka le coupable! Nous sommes en présence d’une affaire sombre et fantastique; ce crime porte la marque de notre temps, le cachet d’une époque où le cœur humain s’est troublé, où l’on affirme, en citant des auteurs, que le sang «purifie», où ne compte que la recherche du confort. Il s’agit du rêve d’un cerveau ivre de chimères, empoisonné par des théories. Le coupable a déployé pour son coup d’essai une grande hardiesse, mais cette audace est d’un caractère particulier; il a pris sa décision, mais comme on se jette du haut d’un clocher, comme on roule du sommet d’une montagne. Ce n’est pour ainsi dire pas sur ses propres jambes qu’il est venu tuer. Il a oublié de fermer la porte derrière lui, mais il a tué, tué deux personnes, pour obéir à une théorie. Il a tué, mais n’a pas su s’emparer de l’argent et ce qu’il a pu emporter, il est allé l’enfouir sous une pierre. Il ne lui a pas suffi des angoisses endurées dans l’antichambre, pendant qu’il entendait les coups frappés à la porte; non, il lui a fallu, cédant dans son délire encore à un besoin irrésistible de retrouver le même frisson, tirer le même cordon de sonnette. Enfin, mettons cela sur le compte de la maladie, mais voici encore un point à noter: il a assassiné, mais il se considère comme un honnête homme et méprise tout le monde. Il a des allures d’ange malheureux… Non, il ne s’agit pas de Mikolka, mon cher Rodion Romanovitch. Ce n’est pas lui le coupable!»