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– Nastassiouchka, Sofia Timofeevna la logeuse ferait bien de nous envoyer deux bouteilles de bière. On les videra!

– Voyez-vous ce chenapan! dit Nastassia et elle alla faire la commission.

Je ne me rendais pas encore entièrement compte de ce qui se passait. Cependant, Razoumikhine vint s’asseoir tout près de moi, sur le divan; maladroit comme un ours il me souleva la tête de son bras gauche, pourtant je me sentais beaucoup mieux qu’il ne se l’ima[ginait], de la main droite il portait à ma bouche une cuillerée de soupe, après avoir soufflé dessus plusieurs fois pour que je ne me brûle pas la bouche. Pourtant le potage était à peine tiède. J’avalai avidement une cuillerée, puis une seconde, à la troisième je me mis à protester, et Razoumikhine me l’enfonça de force dans la bouche. À ce moment-là Nastassia entra avec deux bouteilles de bière.

– Tu vois, Nastassia, il en a mangé trois cuillerées! C’est qu’il avait très faim. Veux-tu du thé?

– Oui.

– Va vite chercher le thé, Nastassia. Voilà la bière, fit-il en s’asseyant à table et en rapprochant de lui la soupière et le plat de bœuf. Il se mit à manger avidement comme s’il avait jeûné depuis trois jours.

– Mon vieux, je dîne ainsi chez vous tous les jours, dit-il, la bouche pleine et clignant de l’œil gauche. Tu crois que c’est à tes frais? Nullement! Ça ne figurera pas sur ton compte. Tu penses peut-être que je vais régler ces deux bouteilles de bière? Pour rien au monde, c’est Sonetchka, ta logeuse, qui nous les offre, à ses frais, en signe de son contentement. Mais voilà Nastassia qui apporte le thé. Elle va vite! Nastenka, veux-tu de la bière?

– Tu te paies ma tête!

– Du thé, alors?

– Du thé, oui.

– Assieds-toi. Sers-toi. Non, attends, je vais te servir moi-même.

Il versa une tasse de thé, ensuite une autre et cessant de manger, revint s’asseoir sur mon divan; il me souleva la tête et l’appuya contre son bras gauche comme tout à l’heure et se mit à me verser dans la bouche des cuillerées de thé en soufflant sans cesse dessus, je fus obligé ainsi d’en avaler une dizaine, ensuite je me laissai retomber sur mon oreiller.

Il y avait, en effet, un oreiller sous ma tête. Jusqu’alors je l’avais remplacé par mon linge que j’enlevais pour la nuit.

Je me taisais et écoutais avidement. Plusieurs détails me semblaient étranges. La mémoire m’était complètement revenue bien que la tête… me tournât un peu, je voulais… me bien renseigner.

– Il faut que Sonetchka nous envoie dès aujourd’hui de la confiture de framboise. On va confectionner une boisson, dit Razoumikhine en se rasseyant à sa place et en attaquant de nouveau le potage et la bière.

– Où veux-tu qu’elle prenne de la framboise? demanda Nastassia.

– Dans une boutique, ma chère, dans une boutique. Mon amie, elle prendra de la framboise dans une boutique. Vois-tu, il s’est passé ici toute une histoire. Lorsque tu t’es enfui de chez moi, comme un filou, sans laisser ton adresse, j’ai décidé de te retrouver et une heure plus tard je me mettais en campagne. Ce que j’ai couru, ce que j’ai questionné! J’ai perdu ainsi toute une journée et imagine-toi, j’ai retrouvé ta trace au bureau des adresses. Tu y es inscrit.

– J’y suis inscrit? ne put s’empêcher de s’écrier Raskolnikov.

– Comment donc! mais quant au général Kobeliov on n’a pu retrouver son adresse au bureau. Enfin, il serait trop fastidieux de raconter en détail mon arrivée ici; du coup je fus initié à toutes tes affaires. À toutes, mon cher, à toutes; elle peut te le dire. J’ai fait la connaissance de Nikodim Fomitch, dudvornik et de M. Zamiotov, qui est le greffier de ce quartier, et enfin, de Sonetchka. Ç’a été le bouquet. Nastia en est témoin.

– Tu l’as enjôlée, murmura Nastassia, avalant un petit morceau de sucre, et buvant le thé qu’elle avait versé dans une soucoupe.

– Si vous sucriez votre thé, Nastassia Nikiorovna.

– Oh le coquin, s’écria la servante en éclatant de rire. Je m’appelle Petrovna et non pas Nikiorovna, ajouta-t-elle, calmée.

– J’en prendrai note, répondit Razoumikhine. Eh bien, frérot, pour ne pas bavarder outre mesure, je te dirai que d’abord j’avais envie de secouer comme avec une pile électrique tous les préjugés de ce patelin. Mais Sonetchka m’a subjugué. Je ne m’attendais pas, vieux, à la trouver aussi… avenante. Qu’en penses-tu? Elle est même très avenante. Elle n’est pas du tout si mal que ça, au contraire tout, chez elle, est à sa place.

– Voyez l’animal! gronda Nastassia à qui cette conversation semblait causer un extrême plaisir.

– Le malheur, mon vieux, c’est que dès le commencement, tu t’y es mal pris, continua Razoumikhine, avec elle, il fallait procéder autrement. Elle a, pour ainsi dire, un caractère bien bizarre. C’est presque… Par exemple, qu’as-tu fait pour qu’elle ait osé ne plus t’envoyer ton dîner? Et ce billet! Il faut être fou pour signer un effet. Et ce mariage qu’on avait projeté avant la mort de la jeune fille? D’ailleurs, je touche là à une corde délicate, excuse-moi, tu me raconteras ça une autre fois (ajouta-t-il avec tout le sérieux dont il était capable). D’après toi, Vassia: Sonetchka est-elle bête ou non?

– Caractère des plus bizarres, continua Razoumikhine comprenant parfaitement bien, – Raskolnikov le voyait d’après l’expression de son visage, – que son ami ne voulait pas lui répondre.

– Non, elle n’est pas bête… répliqua Raskolnikov pour alimenter la conversation.

– C’est bien ce que je pense. Elle n’est ni bête, ni intelligente, mais juste ce qu’il faut pour une personne rubiconde et bien en chair. Elle a au moins quarante ans, elle n’en avoue que trente-six, et elle a le droit de le faire. Impossible de la pincer, je te le confie en secret, tout t’échapperait de la main. Ainsi donc, tout se passa ainsi parce que, voyant que tu avais quitté l’Université, que tu étais sans leçons et sans vêtements, que, sa fille morte, elle n’avait plus de raison de te considérer comme un des siens, elle a eu tout à coup peur, et, comme de ton côté tu n’as pas maintenu avec elle les rapports d’autrefois, elle a résolu de te déloger. Elle en avait l’intention depuis longtemps, mais elle tenait à ton billet. D’autre part, tu lui assurais toi-même que ta maman allait payer.

– Je l’ai dit par bassesse d’âme… répliquai-je. Maman elle-même est presque réduite à demander l’aumône… à Penza… Moi, j’ai menti… pour qu’on ne me chasse point de ma chambre.

– Tu as bien fait. Mais voici le hic: ta logeuse est tombée sur monsieur l’assesseur de collège Tchebarov. Sans lui, Sonetchka n’aurait rien entrepris. Elle se serait gênée. Ce Tchebarov s’occupe d’affaires, j’entends d’affaires louches, il est aussi employé quelque part. Il griffonne des vers satiriques, où il poursuit les vices publics, détruit les préjugés et est d’une noble indignation quand on lui parle des trois poissons sur lesquels repose la terre. Pour tout cela un journaliste lui paie de trois à sept roubles par semaine: quelle somme! C’est que, vois-tu, monsieur ne recherche que l’argent, la manière de se le procurer ne lui importe guère. C’est un homme d’affaires, il vend sa noble indignation, mais à cela il préfère d’autres [combinaisons]: procès, chicane, prêts à intérêts, cabarets loués aux noms d’hommes de paille; entre autres, il s’intéresse à des affaires comme la tienne. Un exemple, Sonetchka possède cet effet de (soixante-quinze roubles). La question est de savoir s’il y a moyen de monnayer ce papier? Oui, puisqu’il existe une certaine maman comme dit l’envoyé du marchand Chelopaev.