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(Vois-tu, frérot, il existe de ces requins de par le monde, qui nagent dans la mer. Il y a, mon vieux Vassia, des hommes de toutes sortes. Ça ne nous regarde pas, ni toi, ni moi, nous sommes de braves gens.)

(Il se peut qu’elle (ta logeuse) se soit fâchée contre toi précisément parce que tu n’as pas voulu t’y prendre comme il le fallait. C’est terriblement vexant lorsque quelqu’un ne sait pas s’y prendre.) Qui jeûnerait toute une année pour arriver, dix-huit mois plus tard, à mettre de côté soixante-quinze roubles sur les cent vingt qu’elle touche comme pension. La maman engagerait ses revenus futurs, la sœurette qui est gouvernante accepterait tout pour sauver son frère. Pourquoi t’agiter? J’ai appris, mon vieux, toutes tes affaires et si je te parle c’est que je t’aime et te comprends. Lorsque tu entretenais avec Sonetchka des relations quasi familiales, tu lui as fait des confidences. C’est de là que vient tout le mal. Sonetchka elle-même n’aurait jamais rien entrepris contre toi, elle est trop corpulente pour cela, si on ne lui avait pas recommandé Tchebarov. Ce type a machiné toute la combinaison car, crois-moi, pour ce qui concerne les prélèvements d’argent, il n’existe pas d’aussi grands filous que ceux qui s’indignent au sujet des trois poissons et qui vendent leur indignation. Remarque bien, si par exemple tu dois quelque chose à un de ces «trois poissons», ou si un de ces messieurs est mêlé à ton affaire, aussitôt il essaie de te faire envoyer en prison. C’est leur principe. Ils appellent cela: élément positif, mépris du préjugé (mépris du devoir mais pas de ce qu’on leur doit dans le cas où ils sont créanciers). Eh bien donc, Tchebarov est précisément de ces «trois poissons», c’est-à-dire de ceux qui ne voient rien au-delà de leurs trois poissons, il a même écrit une satire sur ce sujet… Ioulenka lui a revendu ton billet. Il l’a examiné et, pour une somme de dix roubles, s’est chargé de l’affaire. Il n’avait naturellement pas acheté ton billet à Sonetchka, seulement ils ont fait un papier comme quoi il en était désormais le propriétaire; car, vois-tu, Sonetchka est trop timide, elle se gênerait de traîner elle-même en prison le fiancé de sa fille, aussi a-t-elle trouvé un requin pour t’avaler. Zamiotov en ami m’a confié toute l’histoire. Nous sommes allés avec lui chez Louisa. Tu te souviens de Louisa Ivan[ovna]. Connais-tu Louisa? C’est une brave femme. Nous sommes ici toute une bande qui nous rencontrons presque tous les soirs dans un cabaret. Ensuite, je me rendis chez Tchebarov; imagine-toi, je suis allé chez lui plusieurs fois, et à toutes les heures de la journée, cela trois jours de suite; je lui ai laissé des billets pour lui dire que je venais au sujet de l’affaire d’un tel; il n’était jamais chez lui, ni à l’aube, ni à l’heure du dîner ni même à minuit passé, mais toujours à sa villa, car il a une villa et des chevaux. Si j’avais réussi à l’atteindre je l’aurais secoué comme avec une pile électrique, mais vers ce temps-là je me liais d’amitié avec Sonetchka et lui ordonnai d’arrêter la procédure en répondant de ta dette. Mon cher, je me suis porté garant pour toi! Entends-tu? Alors elle a prié Tchebarov de retirer la plainte et elle lui a payé dix roubles pour son travail. Il était content car il n’y était pas allé de main morte et il avait dépensé sans compter son talent littéraire. J’ai lu au commissariat sa sommation de paiement: «Je considère comme de mon devoir d’ajouter que NN a l’intention de quitter la capitale Saint-Pétersbourg.» Il en a menti; comment toi, NN, aurais-tu fait pour quitter quoi que ce soit? Voilà ce que c’est qu’un homme d’affaires. Pour le cas où tu songerais à déguerpir il te dénonçait à la police: ouvrez l’œil! C’est lui qui depuis vingt ans se mêle d’éditer Klopstock. Je l’ai su par Kherouvimov. N’est-ce pas vrai, Nastassiouchka? Les voilà bien cachés ces dix roubles, qui voudraient revenir à leur ancienne place! Ce n’est qu’à présent, Vassia, que je m’aperçois de ma sottise. J’ai voulu te distraire, t’amuser par mon bavardage et je crois que je n’ai réussi qu’à t’échauffer la bile.

Après un moment de silence, Raskolnikov demanda sans se retourner:

– C’est toi que je voyais près de moi pendant mon délire… et que je ne reconnaissais pas?

– Oui, tu avais même des accès de rage. Un jour je suis passé te voir avec Zamiotov.

– Avec Zamiotov? Avec le greff[ier]? Pour quoi faire?

– Il a exprimé le désir de faire ta connaissance… lui-même. C’est un garçon très aimable. Nous sommes allés avec lui chez Louisa, et nous avons beaucoup parlé de toi. À présent nous sommes amis. Qui d’autre que lui aurait pu me renseigner sur ton compte?

– Est-ce que j’ai eu le délire? (Comme ne m’appartenant plus.)

– Sur quel sujet ai-je divagué? demanda-t-il tâchant de se soulever sur le lit.

– En voilà une question! Ce que tu disais? Voyons, ne te lève donc pas. On sait bien ce que peut dire un homme lorsqu’il a la fièvre. Et maintenant, mon vieux, à la besogne.

– Qu’est-ce que je disais?

– Pendant que tu délirais? Mon Dieu, c’est que tu y tiens! N’aurais-tu pas peur d’avoir laissé échapper quelque secret? Tu peux te rassurer: il n’a pas été question de la comtesse. Par contre, tu as parlé d’un bouledogue, d’un portier, d’Alexandre Ilitch et de Nikodim Fomitch, surtout de ces deux derniers. Ils ont dû te frapper l’autre jour. En plus, vous vous intéressiez extrêmement à l’une de vos chaussettes, vous vous lamentiez: qu’on me donne ma chaussette! Zamiotov l’a cherchée lui-même dans tous les coins et vous a apporté cette saleté dans ses propres mains parfumées et ornées de bagues. Ce n’est qu’alors que vous vous êtes calmé et avez pressé cette guenille dans vos bras pendant toute une journée… Vous la pressiez si fort qu’on ne pouvait vous l’enlever, elle doit se trouver encore quelque part sous ta couverture. Tu demandais également une frange pour ton pantalon. Zamiotov t’a longtemps interrogé pour savoir de quelle frange tu parlais.

Silencieux, je faisais le mort. Zamiotov est venu examiner mes chaussettes. Je tâtai de la main les objets qui m’entouraient: c’est bien ça, la chaussette est toujours à côté de moi. Je la serrai dans les mains…

– À présent, revenons à nos affaires, continua Razoumikhine. Voici, je prélève sur ton argent, si tu ne protestes pas, trente roubles qui, je le vois, cherchent un emploi et je reviens incontinent. Nastenka si monsieur avait besoin de quelque chose, aidez-le. Et n’oubliez pas la confiture. De la framboise, absolument! Du reste, je passerai moi-même chez Sonetchka. Je t’enverrai Zossimov. D’ailleurs, je reviendrai, aussi.

– Il l’appelle Sonetchka. Quel toupet! dit Nastassia dès que Razoumikhine fut sorti; on voyait qu’elle était depuis longtemps sous le charme du jeune homme. Je me taisais, la servante se détourna, commença par ouvrir la porte pour entendre ce qui se passait en bas, ensuite elle descendit l’escalier à son tour. Elle était trop curieuse de savoir comment Razoumikhine allait se comporter envers Sonetchka. Enfin, il restait seul.

Nastassia à peine partie, je saisis la chaussette, celle-là même du pied gauche, et me mis à l’examiner attentivement à la lumière: est-il possible de distinguer quoi que ce soit? Mais la chaussette avait été, même avant la chose, tellement usée, noire, et sale, et je l’avais depuis si longtemps frottée contre le sol et mouillée qu’il était impossible de deviner en la regardant qu’elle était maculée de sang. Le bout de la chaussette et toute la plante ne formaient qu’une grande tache sombre. Je me tranquillisais. Zamiotov n’a rien pu voir, néanmoins, c’est très curieux qu’il soit venu jusqu’ici et se soit déjà lié avec Razoumikhine. Ce qui me faisait surtout enrager, c’est que je me sentais faible, impuissant et sous la tutelle de Razoumikhine pour qui tout à coup je ressentais presque de la haine. À présent il ne va plus me quitter tant que je ne serai pas rétabli; je suis encore si faible que la raison peut me manquer et il m’échapperait alors quelque parole imprudente. Il vaut mieux me taire tout le temps. Qu’ils soient maudits! Je ne veux pas rester avec eux, je veux être seul. La solitude, voilà ce que je désire. L’irritation et la fièvre m’avaient repris; je n’ai pas besoin d’eux! Le fait que Razoumikhine m’avait retrouvé, sauvé, soigné à ses frais, qu’aujourd’hui encore il s’efforçait de me consoler et de me distraire, tout cela ne faisait que me tourmenter et me fâcher. J’attendais son retour avec une rage froide. Cependant j’avais mal à la tête, tout tournait devant moi, je fermai les yeux. Nastassia entra en faisant grincer la porte, me regarda et croyant que je m’étais rendormi se retira. Une heure et demie plus tard, comme il faisait déjà sombre, la voix bruyante et sonore de Razoumikhine me parvint de l’escalier. Je m’étais assoupi. Cette voix me fit sursauter. Razoumikhine ouvrit la porte mais voyant que j’avais les yeux fermés s’arrêta sans mot dire sur le seuil. Alors je le regardai.