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Comment aurait-il pu se trouver en même temps en deux endroits? Un employé, qui a rencontré Bergstolz dans l’escalier, se rappelle également avoir vu l’ouvrier; quant à Bergstolz il s’était même arrêté pour demander au peintre à qui appartenait le logement (le logement inhabité que l’on était en train de peindre). Le soir du premier interrogatoire Bergstolz a cité cette question et sa conversation avec l’ouvrier comme une preuve, comme un alibi, car il y était depuis une minute seulement et une minute plus tard il était descendu chercher le portier, donc, impossible de tuer en une seule minute. Si même les deux hommes avaient commis le meurtre, ils n’avaient aucun intérêt à appeler le portier avant d’avoir vidé le coffre. D’ailleurs il ne s’agit pas d’eux mais de l’ouvrier.

Lorsque les deux visiteurs sont allés chercher le portier, l’ouvrier est parti à la recherche de Mitka, son camarade, ouvrier également, avec lequel il travaillait; il se heurta en poussant des cris au groupe composé de Bergstolz, de l’étudiant et du portier qui remontaient déjà l’escalier. Ceux-ci ont engueulé le peintre qui a continué sans s’arrêter. Il ressort de tout cela que le véritable assassin avait trouvé le temps de sortir sur le palier; en entendant les portiers approcher il s’était glissé dans l’appartement, resté ouvert et vide puisque l’ouvrier venait de le quitter pour rejoindre Mitka; il y avait attendu que le portier et Bergstolz fussent passés près de lui (je m’imagine son ét[at] à cet i[nstant]) et dès que ceux-ci s’en allèrent l’homme se sauva; pourtant il laissa une trace: l’étui avec les boucles. Un moment plus tard, l’ouvrier, ayant rossé Mitka, revenait dans l’appartement, il aperçut par terre des boucles. Aussitôt il ferma le logement à clé et s’en alla dans le cabaret où il engagea sa trouvaille à Morterine pour la somme de deux roubles. Le bijou est en bon état et vaut bien six roubles. De son côté, Morterine, lorsqu’il eut appris la nouvelle du meurtre, se fit quelques réflexions, après quoi il se présenta au commissariat avec les boucles d’oreilles; tout cela a eu lieu avant-hier. Il raconta ce qu’il savait, et voilà l’histoire! Tu vas voir, ils y ont mêlé tout le monde.

– Je l’ignorais, j’avoue que le cas est compliqué, marmotta Bakavine en se levant de sa place.

– Sais-tu que, Razoumikhine… je dois dire que tu es un grand amateur de potins.

– Je m’en fiche. Peut-être me suis-je échauffé tout à l’heure et ai-je dit quelque chose de vexant pour toi?

– Que le diable t’emporte! répliqua Bakavine, qui hocha la tête avec une expression à moitié amicale et sortit.

– Serait-il fâché? s’écria Razoumikhine.

– Il vivait avec Lisbeth, déclara Nastassia dès que le médecin fut sorti.

– Comment? Lui? C’est pas possible, répliqua Razoumikhine.

– Oui, lui. Elle lui lavait son linge. Lui aussi ne payait rien à la bonne femme.

– Tu te trompes, dit Razoumikhine. Elle avait un autre ami. Je le sais.

– Il se peut qu’elle en ait eu également un troisième et un quatrième; Nastassia se mit à rire. C’était une fille coulante. Et pas parce qu’elle le désirait; elle le tolérait par humilité. Tout chenapan s’en amusait. L’enfant qu’on a trouvé, était de lui, du médecin.

– Quel enfant?

– Tu sais qu’on lui a ouvert le ventre. Elle était enceinte de six mois. C’était un garçon. Il était mort.

– Oui…, je m’en souviens, fit Razoumikhine, pensif. Je ne savais pas que c’était de Bakavine. D’ailleurs, Nastassia, tu dois mentir. Rakhmetov sifflota. Du reste, pourquoi pas, l’un n’empêche pas l’autre, car, vois-tu, Vassia, il est fâché après le juge d’instruction, Porphyre Petrovitch; ils font tous les deux la cour à la fille des Porochine. C’est tout juste s’ils n’en viennent pas aux mains, ils rivalisent en tout. À présent, il va de nouveau aller chez les Porochine pour se disputer avec l’autre et épancher sa bile. D’ailleurs, c’est un brave garçon, mais oui… Vassia, nous avons dû te fatiguer avec notre conversation. Tu dors? Sans mot dire je me tournai vers le mur.

– En effet, je suis un drôle de type, tout m’intéresse, serais-je vraiment une commère? (fit-il d’un ton songeur et doux). Bien sûr, une commère, Bakavine a dit vrai. Je vais m’en déshabituer, ajouta-t-il avec une bonhomie rêveuse. Eh bien, assez. Nastenka, n’oubliez pas ce que je vous ai dit. Si, si, venez ici de temps en temps. La nuit également. Au revoir, Vassia. Je t’ai remis tes vêtements et ton argent… je n’ai rien oublié, adieu. Nastassia, sors avec moi, j’ai à te dire encore quelques gentillesses.

Dès qu’ils furent sortis je me rejetai à la renverse et me serrai la tête avec les deux mains.

(Je soupçon[nais] tout le monde… Je me guide sur mes souvenirs pour écrire.)

À l’aube j’étais obsédé à travers une sorte de demi-sommeil par le plan de m’en aller, de m’enfuir, d’abord en Finlande, et ensuite en Amérique…

Cependant la guérison approchait. Trois jours plus tard, tandis que toutes ces souffrances morales, maladie, méfiance, susceptibilité, avaient atteint en moi des proportions monstrueuses; je sentis les forces me revenir de plus en plus vite; pourtant je le dissimulais. J’ai trompé tout le monde. J’étais poussé par je ne sais quelle ruse animale: tromper le chasseur, égarer cette meute de chiens. Je ne songeais qu’à moi et à mon salut et j’étais loin de me douter qu’il ne pesait point sur moi de tels soupçons et charges que je me l’étais imaginé, en exagérant tout, et que, en réalité, j’étais presque hors de danger. La conversation au sujet du meurtre qui avait eu lieu entre Razoumikhine et Bakavine à mon chevet m’avait irrité à un point extrême; ce qui est remarquable c’est que, assailli par ces souffrances, par cette peur, pas une seule fois je n’ai rien senti, je n’ai point songé au crime que j’avais commis; une fureur animale et un sentiment de conservation avaient fait taire le reste. Ainsi donc, je les ai trompés tous. Trois jours durant j’ai simulé une faiblesse à ne pouvoir même me remuer afin de leur inspirer confiance. Je n’adressais la parole presque à personne, à Razoumikhine moins qu’à tout autre. C’est incompréhensible, mes regards, mon attention, ma grossièreté témoignaient d’une telle haine à son égard qu’il aurait bien dû, semble-t-il, m’abandonner. En effet, il avait l’air d’en être vexé à part lui mais ce qui m’irritait le plus c’est que sans doute il attribuait ma conduite à mon état maladif, et supportait tout. On aurait dit qu’il avait juré de me remettre sur pied et de faire, jusqu’à ce moment-là, la nounou auprès de moi, aussi éprouvais-je le désir de les stupéfier afin qu’ils n’attribuassent plus ma rage uniquement à ma maladie…

Le troisième jour, à la tombée du soir, lorsque ce sacré Bakavine qui avait pris l’habitude de venir bavarder chez nous (Dieu, qu’ils sont tous bavards!) se fut retiré je fis aussitôt semblant de m’endormir. Razoumikhine répéta ses recommandations habituelles et s’en alla après avoir longuement regretté que je ne pusse venir chez lui le lendemain soir à l’occasion de son anniversaire (je savais qu’il rattrapait le temps perdu en ma compagnie en travaillant toutes les nuits jusqu’à quatre heures du matin). À peine fut-il sorti que je me levai, enfilai mes vêtements et partis à la recherche d’un nouvel appartement. J’espérais que l’argent que je possédais suffirait à mon déménagement; j’aurais sous-loué un coin chez des habitants, de plus je devais recevoir un de ces jours une certaine somme de ma mère. Ce dont je me réjouissais en m’imaginant leur étonnement lorsqu’ils allaient apprendre que le malade qui, la veille, avait de la peine à se remuer venait de changer d’adresse. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi j’avais résolu que j’allais me débarrasser ainsi de tout le monde, que je ne les attirerais pas tous, à plus forte raison, dans mon nouvel appartement et que je n’éveillerais pas ainsi en eux des soupçons, cette fois-ci graves. Aujourd’hui en y songeant et en raisonnant en moi-même je me persuade que tous ces jours et surtout ce soir-là j’étais un peu fou. Le lendemain (d’ailleurs), j’en eus comme un soupçon. Je m’en souviens.