– Tu dis des sottises; il n’y a aucune activité raisonnée, interrompit Razoumikhine. Le sens des affaires s’acquiert difficilement et ne vous tombe pas du ciel. Et nous, voici deux cents ans que nous sommes déshabitués de toute activité… Pour les idées, on peut dire qu’elles flottent par-ci par-là, fit-il, en s’adressant à Piotr Petrovitch. Nous avons aussi un certain amour du bien, quoique assez enfantin, il faut le dire; on trouverait également de l’honnêteté, bien que nous soyons encombrés, depuis quelque temps, de bandits; mais d’activité, point!
– Je ne suis pas d’accord avec vous, fit Loujine, visiblement enchanté; certes on s’emballe, on commet des erreurs, mais il faut se montrer indulgent. Les entraînements, les fautes, sont la preuve de l’ardeur avec laquelle on se met à la besogne et encore des conditions défavorables mais purement matérielles où l’on se trouve. Si les résultats sont modestes, n’oublions pas que les efforts tentés sont tout récents. Je ne parle pas des moyens dont on a pu disposer. D’après moi, cependant, un résultat a déjà été acquis; on a répandu des idées nouvelles et excellentes, des œuvres inconnues et fort utiles remplacent les anciennes productions romanesques et sentimentales. La littérature prend un caractère de maturité; des préjugés fort nuisibles ont été tournés en ridicule, tués… En un mot, nous nous sommes définitivement séparés du passé et je trouve que c’est déjà un succès…
– Bon, il a mis la machine en marche; tout ça pour se faire valoir, grogna tout à coup Raskolnikov.
– Quoi? fit Loujine, qui n’avait pas entendu. Mais l’autre ne lui répondit rien.
– Tout cela est très juste, se hâta d’intervenir Zossimov.
– Oui, n’est-ce pas? continua Piotr Petrovitch, en lançant au docteur un regard aimable. Vous conviendrez, fit-il en s’adressant à Razoumikhine, mais avec un air de triomphe et de supériorité (il faillit même l’appeler jeune homme), qu’il y a perfectionnement, ou, si vous préférez, progrès, au moins dans le domaine scientifique ou économique…
– C’est un lieu commun!
– Non, ce n’est pas un lieu commun. Par exemple, on nous a enseigné jusqu’ici: «aime ton prochain»; si je mets ce précepte en pratique, qu’en résulte-t-il? continua Piotr Petrovitch avec une précipitation peut-être un peu trop visible. Il en résulte que je coupe mon manteau en deux, que j’en donne la moitié à mon prochain et que nous sommes tous les deux à moitié nus. Selon le proverbe russe, «à courir plusieurs lièvres à la fois, on n’en attrape aucun». Or, la science m’ordonne d’aimer ma propre personne par-dessus tout, car tout repose ici-bas sur l’intérêt personnel [47]. Si tu t’aimes toi-même, tu feras tes affaires convenablement et tu garderas ton manteau entier. L’économie politique ajoute que, plus il s’élève de fortunes privées dans une société ou, en d’autres termes, plus il se fabrique de manteaux «entiers», plus elle est solidement assise sur ses bases et heureusement organisée. Donc, en ne travaillant que pour moi seul, je travaille, par le fait, pour tout le monde et je contribue à ce que mon prochain reçoive un peu plus de la moitié du manteau troué et cela non pas grâce à des libéralités privées et individuelles, mais par suite du progrès général. L’idée est simple; elle a malheureusement mis du temps à faire son chemin et elle a été longtemps étouffée par l’esprit chimérique et rêveur. Cependant, il semble qu’il ne faut pas beaucoup, beaucoup d’intelligence pour se rendre compte…
– Pardon, j’appartiens moi aussi à la catégorie des imbéciles, interrompit Razoumikhine; laissons là ce sujet. J’avais une intention en vous adressant la parole. Quant à ce bavardage, à toutes ces banalités, ces lieux communs, j’en ai les oreilles tellement rebattues depuis trois ans que je rougis, non seulement d’en parler, mais d’en entendre parler devant moi. Vous vous êtes naturellement empressé de faire parade devant nous de vos théories et je ne veux pas vous en blâmer; moi je ne désirerais que savoir qui vous êtes, car, ces derniers temps, tant de faiseurs louches se sont accrochés aux affaires publiques et ils ont si bien sali tout ce à quoi ils ont touché qu’il en est résulté un véritable gâchis. Et puis en voilà assez!
– Monsieur, reprit Loujine piqué au vif et sur un ton fort digne, est-ce une façon de me dire que moi aussi…
– Oh! mais jamais de la vie, comment aurais-je pu? En voilà assez tout simplement, trancha Razoumikhine, et il renoua brusquement avec Zossimov l’entretien qu’avait interrompu l’entrée de Piotr Petrovitch.
Celui-ci eut le bon esprit d’accepter l’explication de l’étudiant, avec l’intention bien arrêtée de s’en aller au bout de deux minutes.
– J’espère que maintenant que nous avons fait connaissance, dit-il à Raskolnikov, nos relations deviendront, après votre guérison, plus intimes, grâce aux circonstances que vous connaissez… Je vous souhaite un prompt rétablissement…
Raskolnikov n’eut même pas l’air d’avoir entendu et Piotr Petrovitch se leva.
– C’est assurément un de ses débiteurs qui l’a tuée, affirma Zossimov.
– Assurément, répéta Razoumikhine… Porphyre ne dit pas ce qu’il pense, mais il n’en interroge pas moins ceux qui avaient déposé des objets en gage chez la vieille…
– Il les interroge? demanda Raskolnikov d’une voix forte.
– Oui, pourquoi?
– Rien.
– Comment arrive-t-il à les connaître? demande Zossimov.
– Koch en a désigné quelques-uns; les noms des autres étaient inscrits sur les papiers qui enveloppaient les objets, d’autres sont venus tout seuls dès qu’ils ont appris…
– Ah! ce doit être un gaillard adroit et expérimenté. Quelle décision! Quelle audace!
– Eh bien, c’est justement ce qui te trompe, interrompit Razoumikhine et ce qui induit tout le monde en erreur. Moi, je soutiens qu’il est maladroit, que c’est un novice dont ce crime était le début. Imagine un plan bien établi et un scélérat expérimenté: rien ne s’explique. Suppose-le novice et admets que le hasard seul lui a permis de s’échapper. Que ne fait le hasard! Car enfin, il n’a peut-être prévu aucun obstacle! Et comment mène-t-il son affaire? Il prend des objets qui ne valent pas plus de vingt à trente roubles, en bourre ses poches et fouille dans le coffre où la femme mettait ses chiffons. Dans le tiroir supérieur de la commode, on a trouvé, dans une cassette, plus de quinze cents roubles en espèces, sans parler des billets. Il n’a même pas su voler; il n’a pu que tuer. Un début, te dis-je, un début! Il a perdu la tête et s’il n’a pas été pris, il ne le doit qu’au hasard et non à son adresse.
– Il s’agit de l’assassinat commis sur la personne de cette vieille? intervint Loujine, en s’adressant à Zossimov. Son chapeau à la main, il s’apprêtait à prendre congé, mais il voulait prononcer encore quelques paroles profondes. Il tenait à laisser une impression flatteuse; sa vanité l’emportait sur la raison.
– Oui, vous en avez entendu parler?
– Comment donc! Cela s’est passé dans le voisinage…
– Vous connaissez les détails?
– Pas précisément, mais cette affaire m’intéresse, surtout par la question générale qu’elle soulève. Je ne parle même plus de l’augmentation croissante des crimes dans les basses classes durant ces cinq dernières années, ni de la succession ininterrompue de pillages et d’incendies. Ce qui m’étonne, c’est que la criminalité croît de façon parallèle pour ainsi dire dans les classes supérieures. Ici, on apprend qu’un ancien étudiant a volé la poste sur la grand’route. Là, que des hommes que leur situation place au premier plan, fabriquent de la fausse monnaie. À Moscou encore, on découvre une compagnie de faussaires qui contrefaisaient des billets de loterie et dont un des chefs était un professeur d’histoire universelle. Ailleurs on tue un secrétaire d’ambassade pour une mystérieuse raison d’argent… Et si cette usurière a été assassinée par un homme de la classe moyenne, car les gens du peuple n’ont pas l’habitude d’engager des bijoux, comment expliquerons-nous ce relâchement des mœurs dans la partie la plus civilisée de notre société?