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– Laisse-moi, fit Raskolnikov, et il voulut passer outre. Ce geste mit Razoumikhine hors de lui; il s’agrippa à l’épaule de son ami.

– Laisse-moi? tu oses dire «laisse» après ce que tu as fait? Mais sais-tu ce que je vais faire, moi? Je vais t’empoigner sous le bras et t’emporter comme un paquet pour t’enfermer.

– Écoute, Razoumikhine, commença Raskolnikov à voix basse et d’un air parfaitement tranquille. Comment ne vois-tu pas que tes bienfaits me pèsent? Et quel plaisir trouves-tu à faire la charité à ceux qui… s’en moquent, ceux qui en souffrent, enfin. Dis, pourquoi m’as-tu cherché au début de ma maladie? J’aurais peut-être été très heureux de mourir. Non, mais enfin, ne t’ai-je pas montré suffisamment que tu me tortures, que… j’en ai assez? Quel plaisir trouve-t-on à martyriser les gens? Je t’assure que tout cela nuit à ma guérison, car je suis continuellement irrité. Tantôt, Zossimov est bien parti pour éviter de me déranger. Laisse-moi donc, toi aussi, pour l’amour de Dieu. De quel droit prétends-tu me retenir de force? Ne vois-tu pas que j’ai retrouvé toute ma connaissance? Enfin, apprends-moi, apprends-moi en quels termes je dois te supplier de me laisser tranquille, de ne plus me faire la charité, pour arriver à me faire entendre! Traitez-moi d’ingrat, d’homme vil, mais laissez-moi tranquille, laissez-moi tranquille, pour l’amour de Dieu!

Il avait prononcé les premiers mots d’une voix calme, tout heureux à la pensée de tout le venin qu’il s’apprêtait à déverser sur son ami, mais il acheva dans une sorte de délire; il étouffait comme pendant la scène avec Loujine.

Razoumikhine resta un moment songeur, puis il lâcha le bras de son ami.

– Va-t’en au diable, fit-il d’un air pensif; sa colère tomba. Mais, au premier pas que fit Raskolnikov, il cria avec un emportement soudain:

– Arrête, écoute-moi. Je te déclare que vous êtes tous, du premier au dernier, des fanfarons! et des bavards. Quand il vous arrive un malheur, un chagrin, vous le couvez comme la poule ses œufs et même, dans ce cas-là, vous êtes incapables d’être vous-mêmes. On ne trouve pas un atome de vie, de vie personnelle, originale en vous. C’est du petit-lait et non du sang qui coule en vos veines… Aucun de vous ne m’inspire confiance. Votre premier souci, en toutes circonstances, c’est de ne ressembler à aucun autre être humain. A-rrê-te, hurla-t-il, avec une fureur décuplée en voyant Raskolnikov prêt à tourner les talons. Écoute jusqu’au bout. Tu sais que je pends la crémaillère aujourd’hui et mes invités sont peut-être déjà chez moi, mais j’y ai laissé mon oncle; il est venu exprès pour les recevoir. Eh bien, si tu n’es pas un imbécile, un triste imbécile, un phénoménal idiot, une simple copie d’étranger [50], – vois-tu, Rodia, je reconnais que tu es intelligent, mais idiot quand même, – eh bien, voilà, si tu n’étais pas idiot, tu viendrais passer la soirée chez moi, au lieu d’user stupidement tes bottes à déambuler dans les rues. Puisque tu es déjà sorti, tant pis, continue. Je te roulerai un bon fauteuil moelleux, ma logeuse en a… Un bon petit thé… la compagnie… Si tu préfères, je te ferai coucher sur le divan; tu n’en seras pas moins parmi nous. Zossimov y sera aussi; tu viendras?

– Non.

– Ce n’est pas vrai, cria Razoumikhine d’un air impatienté. Comment le sais-tu? Tu ne peux répondre de toi et tu n’y comprends rien d’ailleurs… Moi-même, j’ai mille fois craché ainsi sur la société et, ensuite, je n’avais rien de plus pressé que d’y revenir… Tu auras honte de ces sentiments et tu retourneras à tes semblables. Souviens-toi donc, la maison de Potchinkov, au troisième…

– Mais si vous continuez ainsi, vous vous laisserez battre un jour, Monsieur Razoumikhine, par pure charité!

– Qui donc? Moi? Mais je couperais les oreilles à celui qui en manifesterait seulement l’intention. Maison Potchinkov n° 47, logement du fonctionnaire Babouchkine…

– Je ne viendrai pas, Razoumikhine. Raskolnikov se détourna et s’en alla.

– Je suis prêt à parier que tu viendras, lui cria son ami, ou je ne te connais plus… Attends, dis-moi, Zamiotov est là?

– Oui.

– Et tu lui as parlé?

– Oui.

– De quoi? Allons, soit, va au diable, ne dis rien. Potchinkov, 47, Babouchkine, n’oublie pas.

Raskolnikov arriva dans la Sadovaïa; il tourna le coin de la rue et disparut. Razoumikhine l’avait suivi des yeux d’un air songeur. Enfin, il haussa les épaules, entra dans la maison et s’arrêta au milieu de l’escalier.

– Le diable l’emporte, continua-t-il presque à haute voix. Il parle comme un homme sain d’esprit, et cependant… Quel imbécile je fais! Les fous ne parlent-ils pas d’une façon raisonnable? C’est précisément ce que redoute Zossimov à ce qu’il me semble (et il se frappa le front du doigt). Et qu’arrivera-t-il si… comment le laisser seul? Il est capable d’aller se noyer… Eh! j’ai fait une sottise. Impossible de le laisser dans cet état-là! Il se mit à la poursuite de Raskolnikov. Mais l’autre semblait s’être évanoui sans laisser de traces. Force lui fut de revenir à grands pas au Palais de Cristal pour interroger au plus vite Zamiotov.

Raskolnikov était allé droit au pont… ski. Arrivé sur le milieu du pont il s’accouda au parapet et se mit à regarder au loin. Sa faiblesse était si grande qu’il avait eu peine à se traîner jusque-là. Il avait envie de s’asseoir ou de s’étendre en pleine rue. Penché sur l’eau, il fixait machinalement les reflets roses du couchant, les rangées de maisons obscurcies par les ombres crépusculaires et une lointaine lucarne de mansarde sur la rive gauche du fleuve, incendiée semblait-il par les feux d’un dernier rayon de soleil qui l’avait prise pour cible. Ensuite, il reportait ses regards sur l’eau noire du canal et demeurait fixé dans une contemplation attentive. Enfin des cercles rouges se mirent à danser devant ses yeux, les maisons, les passants, les quais commencèrent à tourner et à danser autour de lui. Soudain, il tressaillit. Une vision extravagante, affreuse, lui apparaissait et lui évita de s’évanouir. Il sentit que quelqu’un venait de s’arrêter tout près de lui, à sa droite. Il se tourna et vit une femme coiffée d’un fichu; elle avait le visage jaune, allongé, mais bouffi par l’ivresse. Ses yeux caves le regardaient fixement, mais semblaient ne pas le voir, non plus que ce qui l’entourait. Tout à coup, elle s’appuya au parapet de son bras droit, souleva la jambe droite, enjamba la grille et se jeta dans le canal. L’eau sale bouillonna et recouvrit un moment la noyée, mais bientôt elle surnagea et fut doucement emportée par le courant; sa tête et ses jambes étaient sous l’eau et, seul, son dos flottait avec sa jupe gonflée dessus comme un oreiller.

– Elle s’est noyée, noyée! criaient des dizaines de voix.

Les badauds se rassemblaient; les deux rives se garnissaient de spectateurs; la foule grandissait sur le pont autour de Raskolnikov et le pressait par-derrière.

– Seigneur, mais c’est Afrossiniouchka, fit tout à coup une voix plaintive. Seigneur! sauvez-la. Bonnes gens, frères, tirez-la de là.

– Une barque, une barque! criait-on dans la foule. Mais il n’en était plus besoin: un commissaire de police avait descendu en courant les marches qui menaient au canal, enlevé son uniforme, ses bottes, et il se jetait à l’eau. Sa tâche n’était pas difficile, car la noyée était emportée par le courant à deux pas du ponton. Il l’attrapa par ses habits de la main droite en s’agrippant, de la gauche, à un bâton que lui tendait un camarade. La victime fut aussitôt retirée de l’eau. On la déposa sur les marches de pierre. Elle revint rapidement à elle, se souleva et se mit à éternuer, en épongeant sa robe d’un air stupide, sans rien dire.

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[50] Copie d’étranger: Poètes anglais, techniciens et philosophes allemands, socialistes français avaient si fortement influencé les classes cultivées, surtout après les guerres de Napoléon, que les jeunes Russes des années 1820, puis 1840, puis 1860 se demandaient avec inquiétude où résidait leur propre essence dans cet amalgame d’éléments hétérogènes.