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– Elle s’est mise à boire, petit père, à boire, larmoyait la même voix, tout près d’Afrossiniouchka cette fois. Dernièrement, elle voulait se pendre; on l’a décrochée. Aujourd’hui, je m’en vais faire mes courses en laissant ma fille pour la surveiller, et voilà comment le malheur s’est produit. C’est notre voisine, voyez-vous, notre voisine, elle habite la deuxième maison après le coin, ici, tenez…

La foule se dispersait peu à peu; les agents continuaient à s’occuper de la noyée; quelqu’un parla du commissariat… Raskolnikov contemplait la scène avec une étrange sensation d’indifférence et une sorte d’hébétement. Il se sentait dégoûté. «Non, marmottait-il, c’est répugnant; l’eau, pas la peine… Il ne se passera rien, ajouta-t-il; rien à attendre… quant au commissariat… Pourquoi Zamiotov n’est-il pas au commissariat? Il est ouvert jusqu’à dix heures.» Il se détourna, s’appuya au parapet, jeta un coup d’œil autour de lui.

«Allons, soit!» dit-il, et, quittant le pont, il se dirigea vers le commissariat. Son cœur lui semblait vide et il ne voulait pas réfléchir. Il n’éprouvait même plus d’angoisse; une apathie avait remplacé l’exaltation qui l’avait envahi quand il était sorti de la maison en se disant qu’il fallait en finir.

«Eh bien, quoi! c’est une solution, se disait-il, en suivant nonchalamment le quai. Je n’en finirai pas moins parce que je le veux. Mais est-ce vraiment une solution? Ah! n’importe, un mètre d’espace… Hé! mais quelle fin cependant! Se peut-il que ce soit la fin? Leur raconter ou non? Eh… diable! Que je suis fatigué tout de même. Si je pouvais m’asseoir ou m’étendre au plus vite… Ce qui me fait honte, c’est la stupidité de la chose. Ah! je m’en moque pas mal. Quelles sottises peuvent venir à l’esprit!…»

Pour se rendre au commissariat, il devait marcher droit devant lui, puis prendre la seconde rue à gauche; on trouvait aussitôt le commissariat; mais, arrivé au premier tournant, il s’arrêta, réfléchit un moment, puis s’engagea dans la ruelle; ensuite il erra dans deux autres rues, peut-être sans but précis, dans le désir inconscient de gagner une minute. Il allait, les yeux fixés à terre. Tout à coup, ce fut comme si quelqu’un lui eût chuchoté quelque chose à l’oreille. Il releva la tête et s’aperçut qu’il était devant la porte de la fameuse maison. Il n’y était pas venu depuis l’autre soir.

Un désir aussi mystérieux qu’irrésistible s’empara de lui. Il franchit la voûte, entra dans le premier corps de bâtiment à droite et se mit en devoir de monter au quatrième étage. L’escalier était étroit et raide; il y faisait très sombre. Il s’arrêtait à chaque palier et jetait des regards curieux autour de lui. Une vitre manquait à une fenêtre sur le carré du premier étage. «Voilà qui n’existait pas alors, pensa-t-il, et voici l’appartement du second où travaillaient Nikolachka et Mitka; il est fermé, la porte est repeinte; c’est donc qu’il est à louer»; puis le troisième… le quatrième… «Ici!» À ce moment-là, il éprouva une vive stupéfaction: la porte du logement était grande ouverte; des gens s’y trouvaient dont on entendait les voix; c’était bien la dernière chose à laquelle il pût s’attendre. Il hésita un moment, puis acheva de monter les dernières marches et pénétra dans l’appartement.

On était en train de le remettre à neuf, également; les ouvriers y travaillaient, ce qui parut surprendre Raskolnikov. Il s’imaginait, on ne saurait dire pourquoi, retrouver toutes choses dans l’état où il les avait laissées; peut-être même se figurait-il revoir les cadavres gisant sur le parquet. Au lieu qu’à présent il voyait des murs nus, des pièces vides, sans meubles, tout cela lui paraissait bizarre. Il traversa la pièce et s’assit sur l’appui de la fenêtre.

Il n’y avait que deux ouvriers en tout, deux jeunes gars dont l’un paraissait plus âgé que l’autre. Ils étaient en train de coller aux murs des papiers neufs, blancs à petites fleurettes mauves, pour remplacer la vieille tapisserie jaune toute souillée qui s’en allait en lambeaux. La chose déplut souverainement à Raskolnikov. Il regardait ces papiers neufs d’un air hostile, comme si tous ces changements l’eussent contrarié. Les ouvriers semblaient s’être attardés; aussi se hâtaient-ils d’empaqueter leurs restes de papier pour rentrer chez eux. Ils firent à peine attention à l’apparition de Raskolnikov et continuèrent à causer entre eux. Il croisa les bras et se mit à les écouter.

– Elle vient chez moi à l’aube, disait le plus âgé à l’autre, il faisait à peine jour, quoi! toute endimanchée. «Qu’as-tu, lui dis-je, à faire devant moi la douce et la sucrée? – Je veux, me dit-elle, Tite Vassilitch, être dès à présent soumise à votre volonté.» Voilà! Et ce qu’elle était bien attifée, une vraie gravure de journal de mode!

– Et qu’est-ce qu’un journal de mode, vieux? demanda le plus jeune. Il semblait s’instruire auprès de son «ancien».

– Un journal, c’est, mon petit, des images peintes. On les envoie, chaque semaine, de l’étranger à nos tailleurs; elles viennent par la poste et c’est pour apprendre comment il faut s’habiller aux personnes du sexe masculin, aussi bien que du sexe féminin. Enfin, ce sont des dessins, quoi!

– Seigneur! Quelles choses on peut voir dans ce Piter [51]! cria le plus jeune avec enthousiasme; excepté Dieu, on y trouve tout.

– Tout, excepté ça, mon vieux, trancha l’aîné d’un ton sentencieux.

Raskolnikov se leva et s’en alla dans la pièce voisine qui avait contenu le coffre, le lit et la commode. Elle lui parut terriblement petite sans meubles; la tapisserie n’avait pas été changée; on pouvait reconnaître dans un coin la place occupée auparavant par les images saintes. Il regarda un moment, puis retourna à la fenêtre. Le plus âgé des deux ouvriers l’observait en dessous.

– Que voulez-vous? demanda-t-il tout à coup.

Au lieu de répondre, Raskolnikov se leva, passa dans le vestibule et se mit à tirer le cordon. C’était toujours la même sonnette, le même son de fer-blanc. Il sonna une seconde, une troisième fois, prêtant l’oreille et rappelant ses souvenirs. L’atroce et effroyable impression ressentie l’autre jour lui revenait de plus en plus forte. Il tressaillait à chaque coup et y prenait un plaisir de plus en plus violent.

– Mais que veux-tu? Qui es-tu? cria l’ouvrier en se dirigeant vers lui. Raskolnikov rentra dans le logement.

– Je veux louer l’appartement et je le visite, fit-il.

– Ce n’est pas la nuit qu’on visite les appartements, et d’ailleurs vous auriez dû venir accompagné du concierge.

– On a lavé le parquet; va-t-on le peindre encore? continua Raskolnikov. Il ne reste pas de sang?

– Quel sang?

– Eh bien, la vieille qu’on a tuée avec sa sœur. Il y avait là toute une mare de sang.

– Mais, quel homme es-tu donc? cria l’ouvrier, pris d’inquiétude.

– Moi?

– Oui.

– Tu as envie de le savoir? Allons ensemble au bureau de police, là je le dirai.

Les ouvriers le regardèrent d’un air interloqué.

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[51] Piter: Diminutif de Pétersbourg.