– Mais que dites-vous là! s’écria la mère.
– Se peut-il que le docteur lui-même ait dit cela? fit Avdotia Romanovna tout effrayée.
– Il l’a dit, mais ce n’est pas cela, pas du tout. Il lui a même donné un médicament, un cachet, je l’ai vu; vous êtes arrivées sur ces entrefaites… Eh! Vous auriez mieux fait de venir demain. Nous avons eu raison de partir. Et dans une heure, Zossimov lui-même vous fera son rapport. Ah! il n’est pas gris celui-là! Et moi, je ne le serai pas non plus… Et pourquoi ai-je tant bu? Parce qu’ils m’ont forcé à discuter, les maudits. J’avais pourtant juré de ne jamais prendre part à des discussions… Ils disent de telles absurdités. J’ai failli me battre. J’ai laissé mon oncle présider à ma place… Non, mais le croirez-vous, ils réclament l’impersonnalité. Il ne faut surtout jamais être soi-même; c’est ce qu’ils appellent le comble du progrès. Et si les absurdités qu’ils disent étaient au moins originales… mais non…
– Écoutez, fit timidement Poulkheria Alexandrovna. Mais cette interruption ne fit qu’échauffer Razoumikhine.
– Non, mais qu’en pensez-vous? cria-t-il en élevant encore la voix, vous pensez que je leur en veux parce qu’ils disent des absurdités? Non! J’aime cela, qu’on se trompe!… C’est la seule supériorité de l’homme sur les autres organismes. C’est ainsi qu’on arrive à la vérité! Je suis un homme, et c’est parce que je me trompe que je suis un homme. On n’est jamais arrivé à aucune vérité sans s’être trompé au moins quatorze fois ou peut-être même cent quatorze et c’est peut-être un honneur en son genre. Mais nous ne savons même pas nous tromper de façon personnelle. Une erreur originale vaut peut-être mieux qu’une vérité banale. La vérité se retrouve toujours, tandis que la vie peut être enterrée à jamais [54]; on en a vu des exemples. Nous, maintenant, que faisons-nous? Tous, tous sans exception vous dis-je nous nous trouvons, en ce qui concerne la science, la culture, la pensée, les inventions, l’idéal, les désirs, le libéralisme, la raison, l’expérience, et le reste, dans une classe préparatoire de lycée, et nous nous contentons de vivre avec l’esprit des autres. Ai-je raison? Non, mais ai-je raison? criait Razoumikhine en secouant et en serrant la main des deux femmes.
– Oh, mon Dieu, je ne sais pas! fit la pauvre Poulkheria Alexandrovna.
– Oui, c’est vrai, quoique je ne sois pas d’accord avec vous sur tous les points, ajouta Avdotia Romanovna, d’un air sérieux. À peine venait-elle de prononcer ces mots qu’un cri de douleur lui échappait, provoqué par un serrement de main trop énergique.
– Oui? Vous dites oui. Eh bien! après cela, vous… vous, cria-t-il au comble de l’enthousiasme, vous êtes une source de bonté, de raison, de pureté et… de perfection. Donnez-moi votre main, donnez-la… vous aussi, donnez la vôtre, je veux les embrasser, là tout de suite, à genoux.
Et il s’agenouilla au milieu du trottoir, heureusement désert à cet instant.
– Assez, je vous en prie, que faites-vous? cria Poulkheria Alexandrovna au comble de l’effroi.
– Levez-vous, levez-vous, criait Dounia, amusée et inquiète à la fois.
– Pour rien au monde avant que vous ne m’ayez donné vos mains. Là, maintenant cela suffit, je me lève et nous continuons notre chemin. Je suis un malheureux idiot, indigne de vous, ivre et honteux… Je suis indigne de vous, mais s’incliner devant vous constitue le devoir de tout homme qui n’est pas tout à fait une brute! Je me suis donc incliné… Et voilà votre garni; ne serait-ce que pour cette raison, Rodion eût déjà bien fait de mettre votre Piotr Petrovitch à la porte. Comment a-t-il osé vous réserver un logement pareil? C’est un scandale! Savez-vous quels sont les gens qu’on y admet? Et pourtant vous êtes sa fiancée. Sa fiancée, n’est-ce pas? Eh bien, je vous dirai qu’après cela votre fiancé est un goujat!
– Écoutez, Monsieur Razoumikhine, vous oubliez… commença Poulkheria Alexandrovna.
– Oui, oui, vous avez raison, je me suis oublié et j’en rougis, s’excusa l’étudiant, mais… mais… vous ne pouvez pas m’en vouloir de parler ainsi, car je suis franc, et non, hum… non, ce serait lâche, en un mot ce n’est pas ce que vous… hum… allons, je ne dirai pas la chose, je n’ose pas. Et nous avons tous compris tantôt, dès l’entrée de l’homme, qu’il n’était pas de notre monde. Non point parce qu’il s’était fait friser chez le coiffeur, ou qu’il se dépêchait de faire parade de ses connaissances, mais parce qu’il est un espion et un profiteur, parce qu’il est avare comme un Juif et faux. Vous le croyez intelligent? Non, il est bête, bête! Est-ce un mari pour vous? Oh, mon Dieu! voyez-vous, Mesdames, fit-il en s’arrêtant tout à coup, comme ils montaient l’escalier, bien que tous, là-bas, chez moi soient ivres, ils n’en sont pas moins d’honnêtes gens, et malgré toutes les absurdités que nous disions (j’en dis aussi), nous arriverons un jour à la vérité, car le chemin que nous suivons est noble, tandis que Piotr Petrovitch… lui, son chemin est différent. J’ai pu les injurier tout à l’heure, mais je les estime, tous, même Zamiotov. Lui, si je ne l’estime point, j’ai de l’affection pour lui; c’est un gosse. Même cette brute de Zossimov, car il est honnête et connaît son métier. Mais assez là-dessus, tout est dit et pardonné. Est-ce pardonné? Oui? Allons. Je connais ce corridor, j’y suis venu. Il y a eu un jour un scandale, là au numéro trois… Où vous a-t-on logées? au numéro huit? Enfermez-vous et n’ouvrez à personne. Je reviens dans un quart d’heure avec des nouvelles et dans une demi-heure avec Zossimov, vous verrez. Bonsoir, je me sauve.
– Mon Dieu, Dounetchka, qu’est-il donc arrivé? fit Poulkheria Alexandrovna, anxieusement, à sa fille.
– Calmez-vous, maman, répondit Dounia en retirant sa mantille et son chapeau. C’est Dieu lui-même qui nous envoie cet homme, quoiqu’il sorte évidemment d’une orgie. On peut compter sur lui, je vous assure. Et tout ce qu’il a déjà fait pour mon frère…
– Ah, Dounetchka! Dieu sait s’il viendra. Comment ai-je pu accepter d’abandonner Rodia… Jamais, jamais je n’aurais pensé le trouver dans cet état. Il était si sombre, on eût dit qu’il n’était pas heureux de nous voir…
Des larmes perlèrent à ses yeux.
– Non, ce n’est pas cela, maman. Vous ne l’avez pas bien regardé, vous ne faisiez que pleurer. Il est très éprouvé par une grave maladie. Voilà la raison de sa conduite.
– Ah, cette maladie! Qu’arrivera-t-il de tout cela, mon Dieu, mon Dieu. Et sur quel ton il t’a parlé, Dounetchka! fit la mère, en cherchant timidement le regard de sa fille pour déchiffrer sa pensée, et un peu consolée à l’idée que puisque Dounia défendait son frère, c’est qu’elle lui avait pardonné. Je suis sûre que demain il sera revenu à d’autres sentiments, ajouta-t-elle pour voir ce que la jeune fille allait dire.
– Et moi, je sais bien que demain il répétera la même chose, trancha Avdotia Romanovna. La question était si délicate, que Poulkheria Alexandrovna n’osa continuer l’entretien. Dounia s’approcha de sa mère et l’embrassa. L’autre l’étreignit passionnément. Puis elle s’assit et se mit à attendre fiévreusement le retour de Razoumikhine en observant silencieusement sa fille, qui, pensive et les bras croisés, s’était mise à arpenter la pièce, de long en large. C’était une habitude qu’elle avait d’aller ainsi d’un coin à l’autre quand quelque chose la préoccupait, et sa mère n’avait garde de troubler sa méditation.