– Naturellement, je suis un âne, fit-il d’un air tragique, mais… toi, tu en es un également.
– Ah ça non, mon vieux, moi, je n’en suis pas un. Je ne rêve pas à des sottises, moi.
Ils continuèrent leur chemin en silence et ils approchaient déjà de la demeure de Raskolnikov, quand Razoumikhine, très préoccupé, rompit le silence.
– Écoute, dit-il à Zossimov, tu es un brave garçon, mais outre ta jolie collection de défauts tu es encore un coureur et par-dessus le marché un coureur crapuleux. Tu es faiblard, nerveux, sensuel, tu te laisses engraisser et ne sais rien te refuser. Je trouve ça dégoûtant, car cela mène à la boue. Tu es si efféminé et si amolli que j’avoue ne pas comprendre comment tu as pu rester un bon médecin et même un médecin dévoué. Dormir sur la plume (un docteur, s’il vous plaît), et te lever la nuit pour aller voir un malade!… Dans deux ou trois ans tu ne consentiras plus à te déranger ainsi… Allons, diable, ce n’est pas de cela qu’il s’agit, voici la chose. Tu coucheras ce soir dans l’appartement de la logeuse (j’ai eu de la peine à obtenir son consentement!) et moi dans la cuisine. Voilà une occasion de lier plus intimement connaissance avec elle. Non, ce n’est pas ce que tu penses, pas l’ombre de cela, mon vieux…
– Mais je ne pense rien.
– C’est, mon ami, la pudeur personnifiée, les longs silences, la timidité, une invincible chasteté et en même temps des soupirs; sensible avec cela, elle fond comme la cire. Débarrasse-moi d’elle, au nom de tous les diables! Elle est des plus avenantes… Je saurai te remercier de ce service, je te jure que je le saurai.
Zossimov se remit à rire de plus belle.
– Quelle ardeur! mais que ferai-je d’elle?
– Je t’assure qu’elle ne te donnera pas de soucis! Tu n’as qu’à bavarder sur n’importe quel sujet, assieds-toi seulement à côté d’elle et parle. De plus tu es médecin, commence par la soigner, pour une maladie quelconque. Je te jure que tu ne t’en repentiras pas. Elle a un clavecin. Tu sais que je fais un peu de musique, je connais une petite chanson russe: «Je verse des larmes amères»… Elle aime les chansons sentimentales et c’est ainsi que cela a commencé et toi tu es un maître du clavier, un Rubinstein… Je t’assure que tu ne t’en repentiras pas…
– Mais lui aurais-tu fait une promesse par hasard? signé un papier? Offert le mariage peut-être?…
– Rien, rien de tout cela! Mais elle n’est pas ce que tu penses; ainsi Tchebarov a essayé…
– Alors plante-la là tout simplement.
– Mais c’est impossible!
– Pourquoi donc?
– Tout simplement parce que c’est impossible, voilà; on se sent engagé, tu comprends.
– Mais pourquoi as-tu tenté de l’entraîner?
– Je ne l’ai pas tenté le moins du monde, c’est peut-être moi qui ai été entraîné, grâce à ma stupidité, et elle se moque pas mal que ce soit toi ou moi pourvu qu’elle ait quelque soupirant auprès d’elle. Ça, mon ami, ça… non, je ne puis m’exprimer; tu connais bien les mathématiques, je le sais, eh bien, parle-lui du calcul intégral; je te donne ma parole que je ne plaisante pas, je te jure qu’elle s’en fiche! Elle se contentera de te regarder toute l’année durant et de soupirer. Moi, je lui ai, entre autres, parlé très longuement, deux jours au moins, du Parlement prussien, car enfin, de quoi peut-on l’entretenir? Et elle ne faisait que soupirer et transpirer. Seulement, garde-toi de parler d’amour: elle serait capable de piquer une crise de timidité, mais fais-lui croire que tu ne te sens pas la force de la quitter. Et cela suffira. Tu seras tout à fait comme chez toi: lis, étends-toi, écris. Tu peux même risquer un baiser… prudent!…
– Mais que veux-tu que j’en fasse?
– Eh! Il paraît que je n’arrive pas à me faire comprendre! Vois-tu, vous vous convenez parfaitement tous les deux. J’avais déjà pensé à toi… Car enfin, tu dois finir ainsi. Qu’importe, par conséquent, que ce soit plus tôt ou plus tard? Ici, c’est une vie comme sur la plume, une vie qui vous prend et vous happe, c’est la fin du monde, l’ancre, le port, le nombril du monde, le paradis! Des crêpes succulentes [55], de savoureux pâtés de poisson, le samovar du soir, de tendres soupirs, de tièdes robes de chambre et des bassinoires bien chaudes. C’est comme si tu étais mort, quoi, et en même temps vivant; double avantage. Allons, mon ami, je deviens absurde, il est temps de dormir. Écoute, j’ai l’habitude de me réveiller parfois la nuit et j’irai voir comment va Rodion. Ne t’inquiète donc pas trop en m’entendant monter, mais si le cœur t’en dit, tu peux aller le voir une petite fois. Si tu remarquais quelque chose d’insolite, délire ou fièvre, il faudrait m’éveiller. Du reste c’est impossible…
II .
Le lendemain il était plus de sept heures quand Razoumikhine s’éveilla, grave et préoccupé comme il ne l’avait été de sa vie. Il se sentait extrêmement perplexe, tout à coup. Il n’avait jamais pu imaginer jusqu’ici qu’il s’éveillerait un jour de cette humeur. Il se souvenait des moindres incidents de la soirée et comprenait qu’il lui était arrivé quelque chose d’extraordinaire, et qu’il avait éprouvé une impression bien différente de celles qui lui étaient familières. En même temps il sentait que le rêve qu’il avait formé était parfaitement irréalisable, à tel point qu’il eut honte d’avoir pu le concevoir et il se hâta de le chasser de sa pensée et de passer aux autres questions, aux soucis plus raisonnables que lui avait, si l’on peut dire, légués la journée «trois fois maudite» de la veille. Ce qui le désolait le plus, c’était de se rappeler à quel point il s’était montré vil et bas; non seulement il était ivre, mais il avait encore profité de la situation de la jeune fille pour critiquer devant elle, par un sentiment de sotte et brusque jalousie, l’homme qui était son fiancé, sans même connaître les relations qui existaient entre eux et sans rien savoir de cet homme après tout; d’ailleurs de quel droit se permettait-il de le juger si légèrement et qui lui avait demandé de s’ériger en juge? Une créature telle qu’Avdotia Romanovna est-elle capable de se donner à un homme indigne, pour de l’argent? C’est donc qu’il a des qualités. Le garni? Mais comment aurait-il pu savoir quel genre de garni c’est? Car enfin, il lui cherche un appartement!… Oh! que tout cela est misérable et quelle mauvaise raison il invoque, son ivresse! Cette sotte excuse ne fait que l’avilir. La vérité est dans le vin et voilà que sous l’influence du vin il a révélé toute la bassesse de son cœur grossier et jaloux. Et un tel rêve est-il permis à un homme comme lui, Razoumikhine? Qui est-il en comparaison d’une pareille jeune fille? Lui, l’ivrogne hâbleur, vantard et brutal d’hier. Peut-on imaginer un rapprochement plus cynique et plus comique à la fois?
Razoumikhine rougit affreusement à cette pensée. Et, tout à coup, comme par un fait exprès, il se rappela avoir dit la veille, dans l’escalier, que la logeuse serait jalouse d’Avdotia Romanovna… Cette pensée lui parut intolérable. C’en était trop. Il abattit son poing sur le poêle de la cuisine, se fit mal à la main et cassa une brique.
– Certes, marmottait-il à mi-voix une minute plus tard, avec un sentiment d’humiliation, certes, impossible d’effacer ou de réparer ces turpitudes. Il est donc inutile de songer à tout cela… il faut donc me présenter en silence… remplir tous mes devoirs… en silence également et… et m’excuser, ne rien dire… et, naturellement, tout est perdu à présent.