Le Japonais entra en retenant son souffle. Un gros rat fila dans la pénombre du couloir. Ils étaient des dizaines à hanter le hall. Il y avait un ascenseur, mais il ne fonctionnait pas. Les boîtes aux lettres étaient déchiquetées, la serrure de la porte d’entrée avait été arrachée. Le téléphone du hall pendait au bout de son fil, cassé.
L’image du colonel Tanaka se refléta en huit morceaux dans la glace du hall. Les murs étaient couverts de graffiti obscènes, de taches étranges, et le Japonais prit bien soin de ne pas les effleurer. Plus il montait, plus la cage d’escalier était étroite. Enfin, il arriva au sixième et frappa à la porte, en sueur.
Il entendit les craquements successifs de trois verrous et la tête hirsute de Lester apparut dans l’entrebâillement de la porte, retenue par une grosse chaîne. Il la referma et la rouvrit aussitôt pour laisser entrer le Japonais.
La pièce était nue à l’exception de deux posters, d’un bureau où était posé un colt 45 automatique et plusieurs chargeurs et d’un lit étroit recouvert d’un madras. La fenêtre était ouverte sur les toits de Harlem, avec la multitude des antennes de télévision.
— On a des ennuis, fit Lester en jouant avec un des chargeurs. Avec le gars que vous n’avez pas voulu qu’on liquide.
Les jambes coupées, le colonel Tanaka s’assit sur le lit, maudissant en silence les Mad Dogs. Si ces imbéciles n’avaient pas mélangé la politique et le maniement des explosifs, tout irait bien. Il sentait sa raison vaciller. Il écouta le récit de Lester attentivement.
— Qui est cet homme ? demanda-t-il.
Lester cracha son chewing-gum.
— Jamais vu. J’ai demandé à Jada de venir vous parler. Elle le connaît. Va arriver tout de suite.
Ils restèrent silencieux tous les deux. Tanaka, plongé dans de profondes réflexions. Enfin, il y eut un bruit de pas dans l’escalier, on frappa et Lester ouvrit. C’était Jada, en pantalon et chemisier vert assorti, les cheveux retenus par un foulard. Le colonel Tanaka se leva et s’inclina. Jada avait bien dix centimètres de plus que lui. Elle alla poser son sac sur le bureau, et le Japonais ne put s’empêcher de remarquer sa croupe extraordinaire. Il dut faire un effort pour se concentrer.
— Que pensez-vous de cet homme blond ?
Elle secoua la tête, ennuyée.
— Franchement, je n’en sais rien. N’a pas l’air d’un flic. Pourtant, il sait se battre, ne perd pas facilement son sang-froid et n’était pas après moi pour me sauter. C’est tout ce que je peux dire avec certitude. Il habite un quartier cher.
— Comment a-t-il pu savoir ?
— Le mieux à faire, c’est de le liquider, fit Lester avant que Jada ait eu le temps de répondre.
Tanaka sursauta : ils allaient mettre la ville à feu et à sang, s’il les laissait faire. Il fallait vraiment qu’il soit dévoué à son empereur pour travailler avec des zozos pareils !
— D’abord, demanda-t-il sévèrement, prenez-vous toutes les précautions nécessaires ? Ce rendez-vous, aujourd’hui. Si vous étiez suivis ?
Lester cracha par la fenêtre.
— Nous sommes à Harlem. Ici, les flics ne sont pas chez eux.
— Allez au rendez-vous, dit Tanaka. Avant de faire quoi que ce soit, il faut savoir qui il est, ce qu’il veut. Ce qu’il sait.
Le Noir ricana.
— C’est un mariolle qui veut se faire un peu de doush.[4]
— Ou le FBI, dit Tanaka froidement.
En bon professionnel, il envisageait les pires hypothèses. Comme il avait hâte que cette semaine soit écoulée ! Il regarda Lester, soupçonneux.
— Vous êtes sûr que le reste va marcher bien.
Lester claqua de la langue.
— Sûr.
Le colonel Tanaka chercha un peu de réconfort.
— Donnez-moi les détails.
Lester les lui donna. Le Japonais ponctuait ses explications de petits hochements de tête approbateurs. En principe, si le FBI ne remontait pas la filière, tout marcherait bien. Il eut une bouffée de fierté. Lui, l’obscur officier de l’armée japonaise, allait mettre en échec la puissante Amérique. C’était un autre Pearl Harbor.
Il se sentit soudain plein d’indulgence pour le Noir, avec ses cheveux étranges et son air de loup affamé. Et pour cette trop belle fille à l’expression farouche.
— Comment cet homme a-t-il pu être au courant de nos projets ? répéta-t-il.
Jada hocha la tête.
— John a pu se vanter. C’est peut-être simplement un Pig qui a envie de gagner facilement un gros tas de dollars. Un maître chanteur.
— Si c’est le cas, dit Tanaka, nous devons nous en débarrasser. Il sera moins dangereux mort que vivant. Mais il faudrait que sa mort puisse passer inaperçue pendant une dizaine de jours au moins. Pouvez-vous…
— Cela va coûter cher, objecta Lester.
Le colonel Tanaka tiqua, agacé :
— Je ne devrais pas vous donner un sou. Tout est de votre faute.
— Eh bien, allez le bousiller vous-même, fit méchamment Lester.
Tanaka encaissa, choqué, fronça les sourcils et demanda :
— Combien ?
— Cinq mille.
Le Japonais poussa des hauts cris. Quand il s’agissait de l’argent de son pays, il était plus avare qu’Harpagon. Il continuait à vivre chichement, à manger dans les cafétéria et à ne prendre des taxis que lorsque c’était indispensable. Les chiffres du carnet noir lui faisaient tourner la tête. Il avait beau se dire que l’enjeu était fantastique, il n’arrivait pas à investir de bon cœur.
— Marchons pour quatre mille, dit-il.
C’était toujours cela de gagné.
Ils arrêtèrent quelques détails pratiques, puis le Japonais quitta le premier l’appartement. Lester lui cria dans l’escalier :
— Ne traînez pas dans Lennox, ou vous allez vous faire couper votre jolie petite gorge. Il y a une station de taxis au coin de la 119e.
Malko, après une matinée passée à traîner dans les couloirs de l’ONU, rejoignit Katz dans une cafétéria de la Première Avenue au coin de la 54e Rue, fréquentée surtout par des homosexuels. À midi, c’était assez calme. Lorsqu’il se glissa dans le box, il y avait déjà deux femmes avec l’Américain. Deux Chinoises. Une ravissante, qui avait l’air d’une poupée, et l’autre, laide comme les sept péchés capitaux, un visage de pomme séchée, avec un chignon de cheveux gris tirés en arrière, et le visage sévère d’une institutrice.
Instinctivement, Malko s’assit près de la plus jolie. Al Katz, qui en était à son second J and B fit les présentations.
— Voici le prince Malko. Il travaille sur le problème qui nous intéresse.
Les deux femmes saluèrent d’un petit signe de tête. Katz s’inclina vers la plus âgée.
— Mme Tso travaille comme calligraphe à la section chinoise. Elle est également en liaison avec les Services de sécurité de Taipeh. À ce titre, votre mission la concerne au premier chef.
Élégante façon de dire que Mme Tso était une calligraphe barbouze.
Les petits yeux noirs disséquaient Malko avec la précision d’un microscope. Son sourire éteint découvrit des dents jaunâtres et mal entretenues.
— Nous suivons votre enquête avec beaucoup d’intérêt, dit-elle dans un anglais parfait. Il va de soi qu’un vote négatif à l’Assemblée générale aurait des conséquences incalculables. (Elle répéta le mot en se gargarisant.) Incalculables.
Ce n’était un secret pour personne que le « Lobby chinois » était extrêmement puissant à Washington. Et que le vieux Tchang Kaï-chek avait arraché des concessions exorbitantes au State Department en échange de l’utilisation de Formose comme base américaine. Dans le genre non-reconnaissance de la Chine rouge tant que son gouvernement existerait.