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Le capitaine le fixa quelques instants. Plutôt imposant pour ses contemporains, Everard était en cet âge un véritable géant. Le nez cassé planté au milieu de son visage mal dégrossi en soulignait la dureté, ses yeux bleus et ses cheveux châtain foncé évoquaient la sauvagerie du Nord. Nul n’avait intérêt à énerver cet Eborix.

Cependant, la présence d’un Celte n’avait rien d’extraordinaire dans cette ville des plus cosmopolites. Non seulement on y importait de l’ambre venue de la Baltique, de l’étain venu d’Ibérie, des condiments d’Arabie, du bois dur d’Afrique et autres produits, mais il y débarquait aussi des hommes originaires de ces terres lointaines.

En achetant son passage, Eborix avait déclaré qu’il avait quitté ses montagnes suite à une querelle ayant tourné en sa défaveur et qu’il souhaitait chercher fortune dans le Sud. Il vivait de la chasse ou travaillait pour manger, à moins qu’il n’exerçât ses talents de conteur pour obtenir l’hospitalité. Il s’était retrouvé chez les Ombriens, une peuplade apparentée à la sienne. (Trois siècles s’écouleraient encore avant que les Celtes n’essaiment dans toute l’Europe de l’Ouest, une fois qu’ils auraient découvert le fer ; mais certains avaient déjà poussé fort loin de la vallée du Danube, le berceau de leur race.) L’un de ses hôtes, qui avait servi comme mercenaire, lui vanta les mérites de Canaan et lui enseigna la langue punique. Par la suite, Eborix gagna certaine baie de Sicile, fréquentée par les marchands phéniciens, afin d’embarquer sur l’un de leurs navires. Un homme originaire de sa contrée demeurait à Tyr, après avoir connu une vie aventureuse, et sans doute ne rechignerait-il pas à l’idée d’aider un compatriote.

Cette litanie de bobards, soigneusement élaborée par les spécialistes de la Patrouille, n’avait pas pour seul but de désamorcer la curiosité des indigènes. Elle assurait la sécurité d’Everard. S’ils avaient pris l’étranger pour un homme sans attaches, Mago et son équipage auraient pu être tentés de l’agresser pendant son sommeil, le ligotant afin de le garder au frais avant de le vendre comme esclave. La traversée s’était révélée intéressante, voire amusante par moments. Everard en était venu à apprécier ces lascars.

Ce qui le poussait d’autant plus à les sauver de la ruine.

Le Tyrien soupira. « Comme il te plaira. Si tu as besoin de moi, ma maison est sise dans la rue du Temple d’Anat, près du port sidonien. » Son visage s’éclaira. « Venez donc chez moi, toi et ton hôte. Il travaille dans l’ambre, tu m’as dit ? Peut-être pourrons-nous mettre quelque chose sur pied... Maintenant, écarte-toi. Il faut que je m’occupe de l’accostage. » Il lâcha une bordée d’ordres mêlés d’injures.

Faisant montre d’une grande dextérité, les marins mirent leur navire à quai, l’amarrèrent et jetèrent la passerelle. Une petite foule se rassembla, dockers en quête de travail, badauds demandant des nouvelles, marchands prêts à vanter leurs produits ou les boutiques de leurs patrons. Mais personne ne monta à bord. C’était là la prérogative de l’officier douanier. Escorté par un garde casqué et cuirassé, armé d’un glaive et d’une lance, il se fraya un chemin à travers la foule, laissant un sillage de lazzi et de jurons. Derrière lui trottinait un secrétaire, porteur d’un stylet et d’une tablette de cire.

Everard descendit dans la cale pour récupérer son bagage, qu’il avait rangé parmi les blocs de marbre italien constituant l’essentiel de la cargaison. Le douanier lui demanda d’ouvrir les deux sacs de cuir. Leur contenu n’avait rien de surprenant. Si le Patrouilleur s’était imposé de venir par la mer depuis la Sicile plutôt que de faire un saut temporel direct, c’était pour peaufiner sa couverture. L’ennemi surveillait certainement le déroulement des événements, avec d’autant plus de vigilance qu’approchait l’heure de la catastrophe.

« Au moins pourras-tu subsister quelque temps par tes propres moyens. » Le fonctionnaire phénicien hocha sa tête chenue lorsque Everard lui montra quelques lingots de bronze. Plusieurs siècles s’écouleraient avant l’invention de la monnaie, mais ce métal pouvait être échangé contre toutes sortes de produits. « Tu le comprendras sans doute, nous ne laissons pas entrer sur notre sol ceux qui cherchent à devenir voleurs. Et d’ailleurs...» Il considéra l’épée du Barbare d’un œil méfiant. « Qu’est-ce qui t’amènes dans notre cité ? ».

— Je souhaite trouver un emploi honnête, sire, dans l’escorte d’une caravane, par exemple. Je dois voir Conor, le facteur d’ambre. » Si Everard avait opté pour un déguisement de Celte, c’était en partie à cause de l’existence de ce résident. Une suggestion du chef de l’antenne locale de la Patrouille.

Le Tyrien arrêta sa décision. « Très bien, tu peux débarquer, et ton arme aussi. Rappelle-toi que nous crucifions les voleurs, les bandits et les assassins. Si tu ne trouves pas de travail, rends-toi à l’agence d’Ithobaal, près du palais des Suffètes. Un costaud comme toi fera un excellent journalier. Bonne chance. »

Il se consacra de nouveau à Mago. Everard s’attarda un temps pour dire au revoir au capitaine. La négociation se conclut bien vite, le montant de la taxe se révéla fort modique. Cette société marchande n’avait que faire de la lourde bureaucratie à la mode égyptienne ou mésopotamienne.

Ses affaires étant réglées, Everard agrippa ses sacs de cuir et descendit la passerelle. On se pressa aussitôt autour de lui pour le reluquer à grand renfort de commentaires. Il fut surpris de constater que presque personne ne le harcelait, ni marchand, ni mendiant. Était-il vraiment au Proche-Orient ?

Il se rappela l’absence de monnaie. Un nouveau venu ne possédait rien qui eût une valeur d’échange, même mince. En général, le voyageur devait négocier avec un aubergiste – le gîte et le couvert pendant telle durée contre telle quantité de métal, ou tout autre objet de valeur en sa possession. Pour les petites dépenses, il fallait scier un morceau de lingot, ou alors recourir à d’autres expédients. (Everard avait sur lui de l’ambre et de la nacre.) Parfois, on faisait appel à un agent de change, qui intégrait une nouvelle transaction à une série d’accords complexes impliquant plusieurs parties. Une personne charitable avait souvent sur elle quelques grains ou fruits secs, qu’elle déposait dans l’écuelle des indigents.

Everard laissa bientôt la foule derrière lui. C’était surtout à l’équipage qu’elle s’intéressait. Seuls des badauds et des curieux suivirent l’étranger du regard. Il s’avança sur le quai en direction d’une porte ouverte.

Une main agrippa sa manche. Manquant trébucher sous l’effet de la surprise, il baissa les yeux.

Un garçon à la peau basanée le gratifia de son plus beau sourire. A en juger par le duvet sur ses joues, il devait avoir seize ans, bien qu’il fût plus petit et plus maigre que la moyenne. D’une démarche souple, il était pieds nus et vêtu en tout et pour tout d’un pagne crasseux et déchiré, auquel était accrochée une bourse. Il avait noué par un ruban ses cheveux noirs et bouclés afin de dégager un visage au nez aquilin, au menton bien dessiné. Son sourire et ses yeux – de grands yeux de Levantin, bordés par de longs cils – étaient également étincelants.

« Salut, sire, salut à toi ! lança-t-il. Je te souhaite vie, santé et force ! Bienvenue à Tyr ! Où désires-tu te rendre, sire, et que puis-je faire pour toi ? »

Loin de bredouiller, il s’exprimait clairement, espérant être compris de l’étranger. Lorsque Everard lui répondit dans sa propre langue, il sauta de joie. « Que veux-tu, mon garçon ?