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Il se signa. « Les pauvres gars qui ont coulé, que leurs ombres reposent en paix. » Il jeta un regard à Pum. « L’un d’eux te ressemblait, mon garçon. C’est pour ça que j’ai sursauté quand tu es venu me voir. Adiyaton, c’est comme ça qu’il s’appelait. Oui, c’est ça. Peut-être que c’était ton grand-père. »

D’un geste, l’adolescent avoua son ignorance.

« J’ai fait des offrandes en leur nom à tous, oui, reprit Gisgo, et j’ai aussi remercié les dieux de m’avoir épargné. Veille à rester fidèle à tes amis, veille à payer tes dettes, et les dieux t’aideront à l’heure du péril. Ils m’ont aidé et bien aidé.

» La route de Chypre est toujours périlleuse. Impossible de faire escale où que ce soit ; on doit rester en mer, parfois plusieurs jours d’affilée quand les vents sont contraires. Cette fois-là... ah ! cette fois-là ! Nous avions à peine pris le large que le vent s’est levé, et ça n’a pas servi à grand-chose de répandre de l’huile sur les eaux. On a sorti les rames pour empêcher le navire de sombrer dans les creux, et on a ramé à en perdre le souffle, à en être moulus. Il faisait noir comme dans les entrailles d’un porc, oh oui, et le vent hurlait et fouettait, et la nef roulait et tanguait, et le sel m’encroûtait les yeux et brûlait mes lèvres gercées... et comment garder la cadence quand on n’entend même pas le tambour au sein de la bourrasque ?

» Mais sur la passerelle par le milieu, j’ai vu le chef des Sinim, sa cape claquant au vent, il riait, riait, insolemment tourné vers la tempête !

» Soit il était courageux, soit il ignorait tout du danger, à moins qu’il n’ait été plus versé que moi dans les choses de la mer. J’ai beaucoup réfléchi à cette journée durant les années suivantes, au cours desquelles j’ai chèrement acquis une grande expérience, et je pense aujourd’hui qu’avec un peu de chance, nous aurions pu nous en tirer. C’était un navire solide que celui-là, et ses officiers connaissaient la mer. Mais les dieux, ou les démons, en ont voulu autrement.

» Car soudain, la foudre a frappé ! Un éclair aveuglant. J’ai lâché ma rame, imité par plusieurs de mes camarades. Mais j’ai réussi à la rattraper avant qu’elle ne glisse à travers le tolet. C’est peut-être pour cela que je n’ai pas perdu la vue, car j’avais les yeux baissés quand le second éclair est venu.

» Oui, la foudre, par deux fois. Je n’ai pas entendu le tonnerre, mais peut-être que le fracas du vent et des vagues l’a étouffé. Lorsque j’y ai vu un peu plus clair, ce fut pour découvrir que le mât brûlait comme une torche. La coque avait cédé. J’ai senti dans mon crâne, et aussi dans mon cul, la mer qui s’engouffrait dans les cales au-dessous de moi, et brisait le navire en deux.

» Et ce n’était pas le plus terrible. Car à la lueur incertaine des flammes, j’ai aperçu dans le ciel des créatures semblables à ce taureau ailé, là, aussi grosses que de vrais bestiaux et étincelantes comme des cuirasses de fer. Des hommes les chevauchaient. Ils ont fondu sur nous...

» Puis l’enfer s’est déchaîné sur nous. Je me suis retrouvé à la mer, toujours accroché à ma rame. Autour de moi, deux ou trois de mes camarades s’agrippaient à des débris. Mais les démons n’en avaient pas fini avec nous. Un éclair a filé droit sur ce pauvre Hurumabi, mon compagnon de beuverie depuis notre plus jeune âge. Il a dû être tué sur le coup. J’ai plongé et j’ai retenu mon souffle le plus longtemps possible.

» Quand je suis remonté à la surface, il n’y avait plus personne autour de moi. Mais, dans le ciel, il y avait tout un essaim de ces dragons, ou de ces chars volants, qui fendaient le vent. La foudre volait de l’un à l’autre. J’ai replongé.

» Je pense qu’ils n’ont pas tardé à regagner le coin de l’au-delà d’où ils étaient issus, mais je cherchais avant tout à survivre et je ne leur ai plus prêté attention. J’ai fini par regagner la terre.

Ce qui m’était arrivé me semblait irréel, comme un mauvais rêve. Et peut-être que c’en était un. Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que je suis le seul marin à être revenu de cette nef. Que Tanith en soit louée, hein, les filles ? » Visiblement peu ému par ses souvenirs, Gisgo pinça les fesses de son épouse la plus proche.

D’autres réminiscences suivirent, qu’il fallut deux bonnes heures pour démêler. Finalement, Everard osa poser la question qui lui brûlait les lèvres : « Te rappelles-tu quand cela est arrivé ? il y a combien d’années ?

— Mais bien sûr, répondit Gisgo. Très précisément vingt-six ans, et ça s’est passé environ quinze jours avant l’équinoxe d’automne. »

Il agita une main. « Comment puis-je le dire avec certitude ? Eh bien, pense aux prêtres égyptiens qui tiennent un calendrier précis pour prévoir la crue annuelle de leur grand fleuve. Un marin qui néglige ce genre de choses ne vit pas très vieux. Savais-tu que, par-delà les Colonnes de Melqart, la mer monte et descend comme le Nil, mais deux fois par jour ? Quand on voyage dans ces eaux-là, on a intérêt à avoir la notion du temps.

» En vérité, ce sont les Sinim qui m’ont amené à prêter attention au temps. Je me trouvais auprès du capitaine quand ils ont marchandé leur passage avec lui, et ils ont insisté pour que nous levions l’ancre un certain jour et pas un autre – et ils ont fini par le convaincre. En les écoutant, je me suis dit que ça pouvait être utile de se rappeler ce genre de choses, et je me suis promis de m’y efforcer. A l’époque, je ne savais encore ni lire ni écrire, mais je pouvais associer à chaque année un événement marquant, et, quand j’en avais l’occasion, je me récitais cette succession d’événements afin de ne pas perdre le compte des ans. Donc, ceci s’est passé dans l’année qui a suivi celle de notre expédition aux Falaises rouges et précédé celle où j’ai attrapé la maladie de Babylone...»

19

Une fois dehors, Everard et Pum quittèrent le quartier du port sidonien et se dirigèrent vers le palais en empruntant la rue des Cordeliers, où s’installait la quiétude du crépuscule.

« Mon seigneur rassemble ses forces, je vois », murmura le garçon au bout d’un temps.

Le Patrouilleur hocha la tête d’un air absent. Son esprit était habité par une autre forme de tempête.

La méthode de Varagan lui paraissait claire. (Il ne faisait aucun doute pour lui que c’était bien Merau Varagan, qui perpétrait une nouvelle atrocité.) A partir de sa cachette perdue dans l’espace-temps, il s’était rendu à Usu vingt-six ans plus tôt, accompagné d’une demi-douzaine de complices. D’autres les avaient déposés en sauteur, pour disparaître et revenir aussitôt. La Patrouille ne pouvait espérer les intercepter, le lieu et le moment exact de leur arrivée étant inconnus. Une fois en ville, Vaiagan et son groupe s’étaient débrouillés pour entrer dans les bonnes grâces du roi Abibaal.

Ils avaient sûrement exécuté cette phase des opérations après avoir fait sauter le temple, transmis leur demande de rançon et – probablement – tenté d’abattre Everard ; après, bien entendu, relativement à leur ligne temporelle propre. Il ne leur avait pas été difficile de sélectionner une cible, encore moins de laisser un assassin sur place. Il existait quantité d’ouvrages sur Tyr. Une fois accomplie la première phase, Varagan avait conclu à la faisabilité de son plan. Décidant que celui-ci valait qu’il lui consacre un investissement notable en temps et en effort, il était parti en quête des connaissances détaillés qu’une étude livresque ne pouvait lui fournir, et qui lui seraient nécessaires pour anéantir cette société.