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La rue des Accastilleurs débouchait sur ce quai. Elle était relativement longue et bordée d’immeubles de grande taille, qui se partageaient entre entrepôts et bâtiments à usage de commerce et d’habitation. L’ambiance y était paisible, bien qu’elle débouchât sur une artère animée ; aucune échoppe n’était adossée aux hauts murs brûlants, rares étaient les piétons dans les parages. Les capitaines et les armateurs venaient ici pour s’approvisionner, les marchands pour négocier, et, oui, ces deux monolithes flanquaient l’entrée d’un petit temple dédié à Tanith, Notre-Dame des Vagues. Une bande d’enfants dont les parents devaient demeurer dans la rue – garçons et filles mêlés, tout nus ou quasiment – s’amusaient bruyamment, encouragés par les aboiements d’un corniaud étique et excité.

A l’entrée d’une ruelle se trouvait un mendiant, assis les jambes ramenées contre le torse, un bol posé devant ses pieds nus. Son corps était drapé dans un caftan, son visage dissimulé par un capuchon. Everard distingua un bandeau plaqué sur ses yeux. Pauvre diable ; l’ophtalmie était l’une des innombrables plaies de ce monde antique si peu reluisant... Pummairam passa en courant devant l’aveugle, soucieux de rattraper un homme vêtu d’habits sacerdotaux qui sortait du temple. « Hé ! sire, s’il plaît à sa révérence, où est la demeure de Zakarbaal le Sidonien ? Mon maître condescend à lui rendre visite. » Everard, qui connaissait la réponse à cette question, pressa le pas pour le rattraper.

Le mendiant se leva. D’un geste vif de la main gauche, il arracha son bandeau, révélant un visage émacié, à la barbe fournie, et des yeux qui n’avaient rien perdu de la scène. Sa main droite émergea des replis de sa manche, serrant un objet luisant.

Un pistolet !

Everard s’écarta par pur réflexe. Une vive douleur irradia son épaule gauche. Un sonique, comprit-il, une arme venue de son avenir, ni bruit, ni recul. Si ce rayon invisible le frappait à la tête ou au cœur, c’était la mort instantanée, la mort sans aucune trace.

Une seule solution : foncer. Poussant un hurlement, il se lança à l’attaque. Dégaina son glaive.

L’autre ricana, se campa sur ses jambes, visa avec soin.

Un claquement sec. L’assassin tituba, cria, lâcha son arme, porta une main à son flanc. La pierre que Pummairam venait de lancer roula sur le pavé.

Les enfants s’égaillèrent en hurlant. Prudent, le prêtre regagna l’abri de son temple. L’inconnu pivota sur lui-même et détala, disparaissant au bout de la ruelle. Everard avait un temps de retard. Quoique sans gravité, sa blessure le faisait abominablement souffrir. A moitié sonné, il se planta à l’entrée de la ruelle à présent déserte, la parcourut du regard et déclara en anglais : « Il a filé. Oh ! Eh puis merde. »

Pummairam était soudain à ses côtés. Des mains inquiètes lui palpèrent le corps. « Es-tu blessé, ô mon maître ? Ton serviteur peut-il t’aider ? Malheur, malheur ! je n’avais ni le temps de bien viser, ni celui de bien lancer, car sinon les chiens auraient lapé la cervelle de ce nervi sur le pavé.

— Tu t’en es... quand même... bien sorti. » Everard réprima un frisson. Il sentit ses forces lui revenir, sa souffrance refluer. Il était toujours en vie. A chaque jour suffit son miracle.

Mais il avait du travail, urgent qui plus est. Après avoir ramassé le pistolet, il posa une main sur l’épaule de Pummairam et l’obligea à le regarder dans les yeux. « Qu’as-tu vu, mon garçon ? Qu’est-ce qui vient d’arriver, à ton avis ?

— Euh, je... je...» Vif comme un furet, le jeune homme rassembla ses esprits. « Il m’a semblé que ce mendiant, qui n’en était sans doute pas un, a attenté à la vie de mon seigneur avec un talisman doué de pouvoirs néfastes. Que les dieux déversent leurs abominations sur la tête de ce malandrin prêt à étouffer la lumière de l’univers ! Mais, bien entendu, sa vilenie ne pouvait triompher de la valeur de mon maître...» Sa voix se fit murmure complice. «... dont les secrets sont bien à l’abri dans le cœur de son fidèle serviteur.

— Bien, grommela Everard. Sache que ce sont là des questions que le commun des mortels ne saurait évoquer, de crainte d’être frappé de paralysie, de surdité ou d’hémorroïdes. Tu as bien agi, Pum. » Tu m’as probablement sauvé la vie, ajouta-t-il mentalement, et il dénoua le lacet qui fermait l’un de ses sacs. « Tiens, c’est une bien modeste récompense, mais ce lingot devrait te payer ce dont tu as envie. Bon, as-tu eu le temps de savoir quelle était la maison où je souhaitais me rendre ? »

Pendant qu’il réglait ainsi les affaires courantes, se remettait du choc et de la douleur consécutifs à son agression, et se réjouissait d’y avoir survécu, une sombre humeur l’envahit. En dépit de toutes ses précautions, sa couverture n’avait même pas tenu une heure. Non seulement la partie adverse surveillait le QG de la Patrouille, mais en outre son agent avait tout de suite saisi que le nouveau venu n’avait rien d’ordinaire et tenté de le tuer sans la moindre hésitation.

Une mission des plus délicates, ça ne faisait aucun doute. Et un enjeu si important qu’Everard en frissonnait dans son for intérieur : l’existence de Tyr et, par voie de conséquence, le destin même du monde.

2

Zakarbaal referma la porte de ses appartements privés et en bloqua la clenche. Il se retourna et tendit la main à l’occidentale. « Soyez le bienvenu, dit-il en temporel. Comme vous le savez sans doute, je m’appelle Chaim Zorach. Puis-je vous présenter mon épouse, Yael ? »

Mari et femme étaient de type levantin et vêtus à la mode cananéenne, mais ici, loin de leurs employés et de leurs domestiques, ils pouvaient se permettre d’altérer leur port, leur allure, leurs expressions, le ton même de leur voix. Même s’il n’avait pas été renseigné sur leur compte, Everard les aurait aussitôt identifiés comme originaires du XXe siècle. L’atmosphère devint pour lui aussi rafraîchissante qu’une brise marine.

Il se présenta. « Je suis l’agent non-attaché que vous avez demandé », ajouta-t-il.

Yael Zorach ouvrit de grands yeux étonnés. « Oh ! C’est un honneur pour nous. Vous... vous êtes le premier que je rencontre. Les autres enquêteurs, ce n’étaient que des techniciens. »

Grimace d’Everard. « Ménagez votre admiration. Je me suis plutôt mal débrouillé jusqu’ici. »

Il leur décrivit son périple et le contretemps par lequel il venait de se conclure. Son hôtesse lui proposa un anti-douleur, mais il lui assura qu’il s’était remis de ses émotions et son époux attrapa un remède plus approprié, à savoir une bouteille de scotch. Quelques instants plus tard, ils s’asseyaient autour d’une table.

Fort confortables, les sièges rappelaient eux aussi le XXe siècle – un luxe pour le lieu et l’époque, mais Zakarbaal avait la réputation d’un homme prospère, amateur d’objets exotiques. A ce détail près, l’appartement était plutôt austère, quoique décoré par des fresques, des tentures, des lampes et des meubles du meilleur goût. Il y régnait une pénombre bien fraîche ; on avait tiré le rideau pour empêcher la chaleur de pénétrer par la petite fenêtre qui donnait sur le jardin clos.

« Détendons-nous un peu et faisons connaissance avant de passer aux affaires sérieuses », proposa Everard.

Rictus de Zorach. « Vous parvenez à vous détendre après avoir échappé à la mort ? »

Son épouse sourit. « Je pense que cela lui est d’autant plus nécessaire, mon chéri, murmura-t-elle. Et à nous aussi. La menace peut attendre un peu. Car elle ne cesse pas d’attendre, n’est-ce pas ? »