— Et qui était cette relation ?
— Il s’appelait le colonel du Paty de Clam.
— Vous avez rencontré du Paty ?
— Oui, souvent. La plupart du temps la nuit, dans des lieux publics — des jardins, des ponts, des vespasiennes.
— Des vespasiennes ?
— Oh oui, bien que le colonel prît toujours soin d’être déguisé, portant des verres teintés ou une fausse barbe.
— Et quelle sorte de messages transmettiez-vous entre du Paty et votre cousin ?
— Toutes sortes. Des avertissements sur ce qui risquait d’apparaître dans la presse, des conseils sur comment y répondre. Je me souviens aussi d’une enveloppe du ministère contenant un document secret. Certains messages vous concernaient.
— Moi ?
— Oui. Il y a eu par exemple deux télégrammes. Je les ai gardés à l’esprit parce qu’ils étaient très bizarres.
— Vous vous rappelez ce qu’ils disaient ?
— Je me souviens qu’il y en avait un signé « Blanche », et qui avait été écrit par du Paty. L’autre… un nom étranger…
— Speranza ?
— Speranza… c’est ça ! Celui-là, c’est Mlle Pays qui l’a écrit, sur les instructions du colonel, et qui l’a porté à la poste de la rue Lafayette.
— Ont-ils expliqué pourquoi ils agissaient ainsi ?
— Pour vous compromettre.
— Et vous les avez aidés parce que vous croyiez à l’innocence de votre cousin ?
— Absolument… du moins à l’époque.
— Et maintenant ?
Christian ne répond pas tout de suite. Il termine son thé, et repose tasse et soucoupe sur la table avec des gestes lents et délibérés qui ne dissimulent pas complètement le fait qu’il tremble d’émotion.
— Il y a quelques semaines, comme mon cousin ne versait plus sa pension mensuelle à ma mère, j’ai vérifié auprès des Rothschild. Il n’y a pas de compte en banque. Il n’y en a jamais eu. Elle est ruinée. Il me semble qu’un homme capable de trahir sa famille de cette façon peut trahir son pays sans le moindre scrupule de conscience. C’est pour cela que je suis venu vous voir. Il faut l’empêcher de nuire.
Nous ne doutons pas de ce qu’il convient de faire de l’information lorsqu’elle aura été vérifiée : il faut la transmettre à Bertulus, le fringant magistrat qui porte un œillet rouge à la boutonnière et dont l’enquête minutieuse sur les faux télégrammes n’est pas terminée. Comme je suis à l’origine de la première plainte, il est convenu que c’est moi qui lui écrirai pour lui signaler ce nouveau témoin crucial. Christian accepte de témoigner, puis change d’avis quand son cousin découvre qu’il est allé voir Labori et se ravise encore lorsqu’on lui explique qu’il pourra de toute façon être assigné à comparaître.
Esterhazy, très certainement conscient que l’étau se referme sur lui, me provoque une nouvelle fois en duel. Il fait savoir à la presse qu’il arpente les rues autour de chez moi dans l’espoir de me rencontrer, armé d’une lourde canne peinte en rouge cerise qu’il entend me faire entrer dans le crâne Il prétend être passé maître dans l’art de la savate et finit par m’envoyer une lettre qu’il livre également aux journaux :
À la suite de votre refus de vous battre, dicté uniquement par la peur que vous aviez d’une rencontre sérieuse, je vous ai vainement cherché pendant plusieurs jours, vous le savez, et vous avez fui comme un lâche que vous êtes. Dites-moi où et quel jour vous oserez enfin vous trouver face à face avec moi, pour recevoir la correction que je vous ai promise. Quant à moi, je suivrai, trois jours de suite, à partir de demain sept heures, les rues de Lisbonne et de Naples.
Je ne lui réponds pas personnellement, car je n’ai aucune intention d’entretenir une conversation avec un tel personnage. Mais j’adresse moi-même un communiqué à la presse :
Je m’étonne que M. Esterhazy ne m’ait pas rencontré du moment qu’il me cherchait, car je circule très ouvertement dans les rues. En ce qui concerne les menaces contenues dans sa lettre, je suis parfaitement décidé, si je tombe dans un guet-apens, à user pleinement du droit qu’a tout citoyen en cas de légitime défense. Mais je n’oublierai pas que j’ai le devoir de respecter la vie d’Esterhazy ; cet homme appartient à la justice du pays et je serais coupable de l’y soustraire.
Plusieurs semaines s’écoulent, et je cesse de le guetter. Mais le premier dimanche de juillet, après déjeuner, veille du jour où je dois remettre le témoignage de Christian à Bertulus, je longe l’avenue Bugeaud, quand j’entends un bruit de course derrière moi. Je me retourne et vois la canne d’Esterhazy s’abattre. Je n’ai que le temps d’écarter la tête et de lever le bras pour protéger mon visage : le coup m’atteint à l’épaule. Esterhazy a la figure blême et grimaçante, les yeux plus que jamais en boules de loto. Il vocifère des insultes — « Gredin ! Lâche ! Traître ! » — si près de moi que je respire son haleine chargée d’absinthe. Heureusement, j’ai moi aussi une canne. Mon premier coup fait tomber son chapeau dans le caniveau. Mon second l’atteint à l’abdomen et l’étale à côté. Il roule sur le flanc, puis se redresse, souffle coupé, à quatre pattes sur le pavé. Il doit s’appuyer sur sa ridicule canne rouge cerise pour se mettre debout. Des passants se sont arrêtés pour regarder de quoi il s’agit. Je cravate alors le commandant et crie pour qu’on aille chercher la police. Mais, sans surprise, les promeneurs * du dimanche ont mieux à faire par un si bel après-midi, et poursuivent bien vite leur chemin, me laissant tenir le scélérat à la gorge. Celui-ci, puissant et nerveux, se tortille en tous sens, et je prends conscience que je vais devoir soit sévir pour de bon afin de le calmer, soit le laisser partir. Je le lâche et m’écarte prudemment.
— Gredin ! répète-t-il. Lâche ! Traître !
Il titube en essayant de ramasser son chapeau. Il est ivre. Je le préviens :
— Vous irez en prison, sinon pour trahison, du moins pour faux et escroquerie. Et ne vous approchez plus de moi, ou la prochaine fois, je serai moins clément.
Mon épaule me fait mal, et je suis soulagé de m’éloigner. Il ne cherche pas à me suivre, mais je l’entends encore me crier :
— Gredin ! Lâche ! Traître ! Juif !
Jusqu’à ce qu’il soit hors de vue.
Le second événement qui marque cet été est beaucoup plus significatif et intervient quatre jours plus tard.
Nous sommes le jeudi 7 juillet, le soir commence à tomber et, comme d’habitude ce jour-là, je suis dans la demeure néoclassique d’Aline Ménard-Dorian, ou, pour être plus exact, je me trouve dans le jardin, juste avant le début du concert, et je bois une coupe de champagne en discutant avec Zola, dont le procès en appel se déroule à Versailles. Un nouveau gouvernement vient d’être constitué, et nous nous demandons quel effet cela pourra avoir sur le procès, quand Clemenceau, Labori sur les talons, fait soudain irruption dans le patio avec un journal du soir.
— Vous savez ce qui vient de se passer ?
— Non.
— Mes amis, c’est du sensationnel ! Ce petit donneur de leçons de Cavaignac[5] vient de prononcer son premier discours de ministre de la Guerre devant la Chambre, et il certifie avoir prouvé une fois pour toutes que Dreyfus est un traître !
5
Godefroy Cavaignac (1853–1905), catholique fervent, nommé ministre de la Guerre le 28 juin 1898.