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— Je me demande ce qu’on peut jouer pour noyer la voix d’un homme ?

— Une chanson de marin, monsieur le ministre ? hasarde Boisdeffre.

— Excellent ! commente judicieusement Mercier, qui pourtant ne sourit pas.

Mercier sourit rarement. Il se tourne de nouveau vers moi :

— Vous avez donc assisté à l’opération avec Sandherr et ses hommes ? Qu’avez-vous pensé d’eux ?

Ne sachant trop comment répondre — Sandherr est tout de même colonel — j’avance prudemment :

— C’est un groupe de patriotes très impliqués, qui fait un travail remarquable et n’en tire que peu, voire aucune, reconnaissance.

Bonne réponse. Si bonne même, qu’il se pourrait bien qu’elle ait influencé ma vie entière — et avec elle l’histoire que je m’apprête à raconter. Quoi qu’il en soit, Mercier, ou l’homme qui se cache derrière son masque, me scrute du regard, comme s’il cherchait à vérifier que je pense sincèrement ce que je viens de dire, puis hoche la tête pour marquer son approbation.

— Vous avez raison, Picquart. La France leur doit beaucoup.

Ces six modèles de vertu étaient présents ce matin-là pour assister au couronnement de leur œuvre : toute la « section de statistique » de l’état-major, comme on l’appelait avec délicatesse. Je les cherchai après mon entretien avec Lebrun-Renault. Ils se tenaient légèrement à l’écart, dans le coin sud-ouest de la grande cour d’honneur, à l’abri d’un bâtiment bas. Sandherr avait les mains enfoncées dans ses poches et la tête baissée. Il paraissait absent…

— Vous rappelez-vous, interrompt le ministre de la Guerre en se tournant vers Boisdeffre, qu’on appelait Jean Sandherr « l’homme le plus séduisant de l’armée française » ?

— Je m’en souviens, confirme le chef d’état-major de l’armée. C’est difficile à croire aujourd’hui, le pauvre.

Sandherr était flanqué d’un côté par son second, un alcoolique replet, au visage rouge brique, qui ne cessait de porter une flasque métallique à ses lèvres ; et de l’autre par le seul membre de son équipe que je connaissais déjà de vue — la silhouette massive de Joseph Henry, lequel me tapa sur l’épaule en tonnant qu’il espérait bien que je parlerais de lui dans mon rapport au ministre. Les deux officiers subalternes de la section, capitaines tous les deux, paraissaient bien ternes en comparaison. Il y avait également un civil présent, un gratte-papier émacié qui semblait ne sortir que rarement au grand air et tenait une lorgnette de théâtre. Ils se poussèrent pour me faire de la place, et l’alcoolique me proposa une rasade de son cognac répugnant. Nous fûmes bientôt rejoints par deux autres personnalités extérieures, à savoir un élégant représentant officiel du ministère des Affaires étrangères, et cet encombrant nigaud de colonel du Paty de Clam, qui travaillait à l’état-major et arborait un monocle semblable à une orbite vide dans la lumière du petit matin.

Le moment crucial se rapprochait, et l’on sentait la tension se renforcer sous le ciel blême et sinistre. On avait fait mettre près de quatre mille soldats en position, et pourtant aucun son ne s’échappait des troupes. La foule elle-même se taisait. Le seul mouvement provenait des extrémités de la grande cour, où l’on plaçait encore les derniers invités, qui se pressaient en s’excusant, comme des retardataires à un enterrement. Une toute petite femme mince en bonnet et manchon de fourrure, portant un parapluie bleu à dentelles et escortée par un grand lieutenant des dragons, fut reconnue par des spectateurs proches des grilles, et une petite salve d’applaudissements ponctuées de « Hourra ! » et de « Bravo ! » glissa sur l’étendue de boue.

Sandherr leva les yeux et grogna :

— Qui cela peut-il bien être ?

L’un des capitaines prit les jumelles de spectacle au bureaucrate et les darda sur la dame aux fourrures qui saluait à présent la foule de la tête en faisant gracieusement tourner son parapluie.

— Que je sois damné si ce n’est pas la Divine ! Et, ajouta-t-il en réglant la lorgnette, elle est escortée par Rochebouet, du 28e régiment, le veinard !

Mercier s’appuie contre le dossier de sa chaise et lisse sa moustache blanche. Sarah Bernhardt apparaissant dans sa pièce ! C’est exactement le genre d’information qu’il attend de moi : la touche artistique, les potins mondains. Il feint cependant l’agacement.

— Je ne vois pas qui a pu inviter une actrice

À neuf heures moins dix, le général Darras, chargé de diriger la parade, remonta à cheval l’allée pavée jusqu’au centre de la cour. La monture du général s’ébroua lorsqu’il voulut l’immobiliser ; elle tourna sur elle-même en examinant la multitude, piaffa puis se figea sur le sol durci.

À neuf heures, alors que l’horloge commençait à sonner, un commandement retentit :

— Garde à vous ! Portez armes !

Les bottes de quatre mille soldats claquèrent à l’unisson. Au même instant, à l’angle droit de la cour, un groupe de cinq silhouettes surgit et s’avança vers le général. Alors qu’elles s’approchaient, les petites formes indistinctes se précisèrent en une escorte de quatre artilleurs encadrant le condamné. Ils avançaient d’un pas vif, marchant avec une telle régularité que leur pied droit frappait le sol en cadence avec les coups de l’horloge tous les cinq pas exactement ; le prisonnier ne trébucha qu’une seule fois, et se reprit aussitôt. L’écho du dernier carillon se dissipait lorsque la troupe fit halte et salua. Puis les canonniers reculèrent de quelques pas, laissant l’accusé seul face au général.

Roulement de tambours. Sonnerie de clairons. Un greffier s’avança et brandit un document devant son visage, tel un héraut dans une pièce de théâtre. La proclamation battait dans la bise glacée, mais la voix de l’homme parut étonnamment forte, émanant d’un personnage si petit.

— Au nom du peuple français, psalmodia-t-il, le premier conseil de guerre permanent auprès du Gouvernement militaire de Paris, s’étant réuni à huis clos, a rendu son verdict en session publique comme suit. La question suivante a été soumise aux membres de la cour : Dreyfus Alfred, capitaine breveté au 14e régiment d’artillerie, stagiaire à l’état-major de l’armée, est-il coupable d’avoir, en 1894, à Paris, livré à une puissance étrangère ou à ses agents un certain nombre de documents secrets ou confidentiels intéressant la défense nationale ?

« Le conseil a déclaré l’accusé à l’unanimité coupable.

« En conséquence, ledit conseil a condamné à l’unanimité le nommé Dreyfus Alfred à la peine de la déportation à vie dans une enceinte fortifiée, à la destitution de son grade et à la dégradation militaire.

Il recula. Le général Darras se dressa sur ses étriers et tira son épée. Le condamné dut lever la tête en arrière pour le regarder. On lui avait pris son pince-nez, et il portait des lunettes sans monture.

— Alfred Dreyfus, vous êtes indigne de porter les armes. Au nom du peuple français, nous vous dégradons !

— Et c’est à ce moment, dis-je à Mercier, que le prisonnier a pris pour la première fois la parole.

Mercier a un sursaut de surprise.

— Il a parlé ?

— Oui, réponds-je en sortant mon calepin de la poche de mon pantalon. Il a levé les deux bras au-dessus de sa tête et s’est écrié…

Et là, je vérifie mes notes pour m’assurer de donner ses paroles exactes :

— « Soldats, on dégrade un innocent… soldats, on déshonore un innocent… vive la France… vive l’armée… »

Je lis ces mots simplement, sans émotion, ce qui convient parfaitement car c’est ainsi qu’ils ont été prononcés. La seule différence est que Dreyfus, Juif de Mulhouse, les a teintés d’une pointe d’accent germanique.