« Pourquoi tu ne m’as pas réveillée, la nuit dernière ? s’est plainte Lil à mon entrée. Je suis tout endolorie d’avoir dormi sur le canapé. »
Elle avait l’aspect vif et jovial de qui peut ordonner à son système nerveux de synthétiser à volonté endorphine et adrénaline. J’ai eu envie de cogner dans le mur.
« Tu ne voulais pas te lever », ai-je répondu avant de verser du café plus ou moins dans mon mug et de m’ébouillanter la langue avec.
« Et pourquoi te lèves-tu si tard ? Je comptais sur toi pour me remplacer au boulot… Mes idées de produits dérivés se précisent vraiment et je voulais passer à l’atelier d’Imagineering m’essayer à un peu de prototypage.
— J’peux pas. »
J’ai barbouillé de fromage une tranche de pain et remarqué une assiette pleine de miettes dans l’évier. Apparemment, Dan avait déjà mangé et quitté les lieux.
« Vraiment ? » a-t-elle demandé, et j’ai sérieusement commencé à perdre mon sang-froid. J’ai balancé l’assiette de Dan dans le lave-vaisselle et me suis enfoncé le pain dans le jabot.
« Oui. Vraiment. C’est ton boulot… fais-le ou fais-toi porter malade, bordel. »
Lil a cillé. En temps normal, il n’y avait pas plus gentil que moi le matin, du moins avec mes améliorations hormonales. « Qu’est-ce qui ne va pas, chéri ? » a demandé Lil en passant en mode castmember serviable. Cette fois, j’ai eu envie de taper ailleurs que dans le mur.
« Laisse-moi tranquille, d’accord ? Va t’amuser avec tes produits dérivés de merde. J’ai des choses sérieuses à faire, moi… au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, Debra est sur le point de vous bouffer et de se curer les dents avec vos os, toi et ta petite bande de courageux aventuriers. Nom de Dieu, Lil, rien ne te fout donc jamais en rage ? N’y a-t-il pas la moindre passion en toi, bordel ? »
Lil a pâli et j’ai senti mon ventre se serrer. Je n’aurais rien pu lui dire de pire.
Nous nous étions rencontrés quatre ans plus tôt, à un barbecue d’amis de ses parents, une espèce de fête entre castmembers. Elle avait alors tout juste dix-neuf ans – en apparence comme en réalité – et dégageait une impression de séduction pétillante qui m’a tout d’abord poussé à ne pas m’intéresser à elle, la prenant pour une autre de ces castmembers sans cervelle.
Par contre, j’ai trouvé fascinants ses parents, Tom et Rita. Avec d’autres, ils formaient l’adhoc originale qui s’était emparée du pouvoir à Disney World, dont ils avaient arraché le contrôle à une bande d’anciens actionnaires fortunés qui le géraient comme leur domaine privé. Rita avait un âge apparent d’une vingtaine d’années, mais irradiait une maturité et un attachement fougueux au Parc qui accentuait encore davantage la superficialité de sa fille.
Ils débordaient de whuffie, en quantité incommensurable, inutilisable. Dans un monde où même un raté au whuffie à zéro pouvait sans problème manger, dormir, voyager et accéder au Réseau, leur fortune suffisait largement pour accéder à volonté et aussi souvent qu’il leur plaisait aux quelques raretés restant sur terre.
La conversation a porté sur le premier jour, celui où ses copains et elle, vêtus de costumes et de badges nominatifs de fabrication artisanale, étaient entrés en masse après avoir découpé les tourniquets au chalumeau. Ils avaient investi les boutiques, les centres de contrôle, les attractions, d’abord par centaines puis, au fur et à mesure qu’on avançait dans cette chaude journée de juillet, par milliers. Les laquais des actionnaires – qui travaillaient au Parc pour pouvoir prendre part à la magie, même sans le moindre contrôle sur les décisions managériales – n’avaient opposé qu’une résistance de principe. La plupart avaient toutefois uni leur destin à celui des attaquants avant la fin de la journée, leur fournissant les codes de sécurité et leur portant assistance.
« Mais on savait que les actionnaires n’abandonneraient pas aussi facilement, a raconté la mère de Lil en sirotant sa limonade. On a fait fonctionner le Parc vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept pendant les deux semaines suivantes, histoire d’obliger les actionnaires, s’ils contre-attaquaient, à le faire devant les visiteurs. On s’était entendus avec quelques adhocs de lignes aériennes afin qu’ils proposent d’autres vols sur Orlando, ce qui a permis aux touristes de continuer à venir. » Elle a souri à ce souvenir, et son visage ainsi détendu ressemblait presque trait pour trait à celui de Lil. Il ne changeait qu’en parlant, le jeu des muscles lui donnant alors une expression plus âgée de quelques décennies.
« J’ai passé la plus grande partie de mon temps à tenir la boutique de produits dérivés de Madame Leota, devant la Mansion, à faire de grands sourires aux visiteurs en échangeant tout bas des méchancetés avec les actionnaires qui ne cessaient de vouloir me pousser dehors. Comme des dizaines de mes camarades, je dormais par roulements de trois heures dans un sac de couchage sur le sol de l’utilidor. Et c’est là que j’ai rencontré ce connard… » Elle a posé la main sur l’épaule de son mari « … qui s’était trompé de sac de couchage et n’a pas voulu en bouger quand je suis descendue dormir. Je me suis donc glissée à côté de lui, et tout le monde connaît la suite, comme on dit. »
Lil a roulé des yeux en produisant des bruits de haut-le-cœur. « Enfin, Rita, personne n’a besoin d’entendre cette partie-là de l’histoire. »
Tom lui a tapoté le bras. « Lil, tu es adulte… si tu n’aimes pas entendre raconter la manière dont tes parents se sont connus, tu peux soit aller t’asseoir ailleurs, soit sourire en prenant ton mal en patience. Mais tu n’as pas à nous dicter le sujet de notre conversation. »
Lil nous a décoché à nous, les adultes, un regard de colère très juvénile et s’est éloignée avec ostentation. Rita l’a regardée faire en secouant la tête. « Il n’y a pas beaucoup de feu dans cette génération, a-t-elle regretté. Pas beaucoup de passion. C’est notre faute… Nous pensions que Disney World serait le meilleur endroit pour élever un enfant dans la Société Bitchun. On avait peut-être raison, mais… » Elle s’est interrompue et essuyé les mains sur les cuisses, geste que j’allais bientôt revoir régulièrement effectué par Lil. « J’imagine que l’époque manque de défis pour eux. Ils sont trop coopératifs. » Elle a ri et son mari lui a pris la main.
« On parle comme nos parents, a dit Tom. " Dans notre enfance, on n’avait pas tous ces nouveaux trucs pour prolonger la vie… On courait notre chance, comme les ours des cavernes et les dinosaures ! " » Tom préférait paraître plus âgé, quelque chose comme cinquante ans, avec des cheveux grisonnants autour des tempes et des rides de sourire autour des lèvres, afin de présenter aux visiteurs un air d’autorité sans menace. Parmi les adhocs de première génération, la coutume voulait que les castmembers féminins aient une apparence jeune et les masculins une apparence plus âgée. « Nous ne sommes guère qu’un couple de fondamentalistes Bitchun, j’imagine. »
Lil les a interpellés depuis une conversation proche : « Ils vous racontent quelle bande de chiffes molles on est, Julius ? Quand vous en aurez marre, pourquoi ne pas venir ici fumer un peu ? » J’ai remarqué qu’une pipe à crack circulait parmi ses comparses.
« Pour quoi faire ? a soupiré la mère de Lil.
— Oh, je ne sais pas si c’est mauvais à ce point », ai-je dit, quasiment mes premières paroles de l’après-midi.
J’avais douloureusement conscience de n’avoir été invité que par courtoisie, n’étant qu’un des multiples aspirants qui affluaient chaque année à Orlando en rêvant de se trouver une place parmi les cliques dirigeantes. « Une chose est sûre, ils sont dévoués à l’entretien du Parc. La semaine dernière, j’ai fait l’erreur de soulever une barrière de canalisation de file d’attente, au Jungle Cruise, et un castmember qui ne devait pas avoir plus de dix-huit ans m’a fait un sermon très sérieux sur le bon fonctionnement du Parc. Je pense que la création de bitchunerie ne les passionne pas autant que nous, ils n’en ont pas besoin, mais ils ne manquent pas d’énergie pour la maintenir. »