Выбрать главу

La mère de Lil m’a longuement regardé, ce qui m’a mis un peu mal à l’aise. Je me suis demandé si je l’avais offensée.

« Je veux dire, on ne peut pas être révolutionnaire une fois la révolution terminée, pas vrai ? Ne nous sommes-nous pas battus pour que des gamins comme Lil n’aient pas à le faire ?

— C’est marrant que vous disiez ça, a estimé Tom en me regardant de la même manière que son épouse. Nous en discutions justement hier. Nous envisagions… » Il a inspiré et jeté un coup d’œil à sa femme, qui a hoché la tête. « … de nous mettre en temps mort. Un moment, du moins. Pour voir à quel point les choses changent en cinquante ou cent ans. »

J’ai ressenti une déception mêlée de honte. Pourquoi perdais-je mon temps à bavasser avec ces deux personnes qui ne seraient pas là au moment de voter mon admission ? J’ai écarté cette pensée dès qu’elle m’est venue… Je discutais avec elles parce qu’elles étaient sympas. On n’était pas obligé de se limiter à des conversations stratégiquement importantes.

« En temps mort, vraiment ? » Je me souviens avoir alors pensé à Dan, à ses considérations sur la lâcheté intrinsèque du temps mort, sur le courage d’en finir quand on s’estimait obsolète. Il m’avait réconforté un jour, quand mon dernier parent vivant, mon oncle, avait choisi de s’endormir trois mille ans. Né avant Bitchun, mon oncle n’avait jamais vraiment pris le coup. Il représentait toutefois le dernier lien avec ma famille, avec mon premier âge adulte et ma seule enfance. Dan m’avait emmené à Ganonoque où nous avions passé la journée à bondir dans la campagne en bottes de sept lieues, à naviguer loin au-dessus des lacs des Mille-Îles et du formidable tapis flamboyant des feuilles d’automne. Nous avions terminé la journée dans une communauté laitière de sa connaissance qui fabriquait encore du fromage avec du lait de vache. Mille odeurs s’y mêlaient, et nous avions bu des bouteilles de cidre fort avec une fille dont j’ai oublié le nom depuis longtemps mais dont le rire exubérant me restera toujours en mémoire. Et ce n’était pas si important, alors, que mon oncle se soit endormi pour trois millénaires, parce que, quoi qu’il arrive, il y avait les feuilles, les lacs, le vigoureux crépuscule couleur sang et le rire de la fille.

« Vous en avez parlé à Lil ? »

Rita a secoué la tête. « En fait, c’est juste une idée. On ne veut pas l’inquiéter. Elle n’est pas très douée pour les décisions difficiles… comme tous ceux de sa génération. »

Ils ont changé de sujet peu après, et j’ai senti de la gêne, j’ai compris qu’ils m’en avaient trop dit, davantage qu’ils n’en avaient eu l’intention. En m’éloignant, je suis tombé sur Lil et ses jeunes amis, et nous avons fumé un peu et nous nous sommes câlinés un peu.

Peu de temps après, je travaillais à la Haunted Mansion, Tom et Rita étaient dans des vases canopes à Kissimmee avec comme instructions de ne pas les réveiller avant que leurs newsbots aient rassemblé suffisamment de matériel pour que ça en vaille la peine, et Lil et moi venions de nous mettre en couple.

Lil avait du mal à accepter que ses parents aient opté pour le temps mort. Elle le ressentait comme une gifle, un reproche adressé à elle-même et à sa génération de castmembers qui s’agitaient sens cesse avec un indécrottable optimisme.

Nom de Dieu, Lil, rien ne te fout donc jamais en rage ? N’y a-t-il pas la moindre passion en toi, bordel ?

Ces mots ont franchi mes lèvres avant que je m’en aperçoive, et Lil, qui avait quinze pour cent de mon âge et aurait donc pu être mon arrière-petite-fille, Lil, mon amante et ma meilleure amie, Lil qui m’avait parrainé dans l’adhocratie de Liberty Square, Lil est devenue pâle comme un linge, a tourné les talons, est sortie de la cuisine et montée dans sa voiturette pour aller au Parc reprendre son travail.

Je suis retourné me coucher et observer les paresseuses rotations du ventilateur de plafond. Je me sentais merdeux.

5

Quand je suis enfin retourné au Parc, trente-six heures plus tard, Lil n’était pas revenue à la maison. Si elle avait essayé d’appeler, elle avait obtenu ma boîte vocale… je ne pouvais pas répondre à mon téléphone. J’apprendrais par la suite qu’elle n’avait pas essayé de me joindre du tout.

J’ai occupé ces trente-six heures tour à tour à broyer du noir, à boire et à élaborer de terribles et irrationnelles vengeances contre Debra pour m’avoir tué, pour avoir détruit mon couple, pris mon bien-aimé Hall Of Presidents (du moins le chérissais-je après coup) et menacé la Mansion. Malgré mes idées confuses, j’avais conscience de me montrer très peu productif et ne cessais de me promettre de me secouer, de prendre une douche, d’avaler des dégrisants et d’aller reprendre le travail à la Mansion.

Je rassemblais justement l’énergie nécessaire quand Dan est entré.

« Nom de Dieu », a-t-il lâché, stupéfait. Je suppose que je ne devais guère paraître ragoûtant, affalé en sous-vêtements sur le canapé, pas frais, flasque, les yeux injectés de sang.

« Salut Dan. Ça roule ? »

Il m’a décoché un de ses regards désabusés brevetés et j’ai eu l’impression de la même inversion de rôles qu’à l’université de Toronto, à l’époque, quand il était devenu l’autochtone et moi l’intrus. C’était lui le type équilibré à la beauté désabusée et moi le lamentable demandeur ayant épuisé tout son capital de réputation. Par habitude, j’ai consulté mon whuffie et, quelques instants plus tard, j’ai cessé d’être surpris par mon score navrant pour m’étonner de parvenir à le consulter. J’étais revenu en ligne !

« Eh bien, qu’est-ce que tu dis de ça ? » ai-je lancé en considérant mon pitoyable whuffie.

– De quoi ? »

J’ai contacté sa cochlée. « Mes systèmes se sont rétablis », ai-je subvocalisé.

Il a sursauté. « T’étais hors ligne ? »

J’ai bondi hors du canapé et improvisé une petite gigue en sous-vêtements. « Je l’étais, mais c’est fini. » Je ne m’étais pas senti aussi bien depuis plusieurs jours, je me sentais prêt à affronter le monde… ou du moins Debra.

« Laisse-moi prendre une douche, puis allons aux labos d’Imagineering. J’ai une putain d’idée. »

Comme je l’ai expliqué à Dan dans la voiturette, mon idée consistait à réhabiliter de manière préventive la Mansion. Saboter le Hall avait été une mauvaise idée, une idée stupide, qui ne m’avait rapporté que ce que je méritais. Tout le principe de la Société Bitchun consistait à se montrer plus honorable que les autres adhocs, à réussir au mérite et non par la supercherie, malgré les assassinats et autres.

Une rénovation de la Mansion, donc.

« À l’époque de celle de Disneyland, en Californie », ai-je expliqué, « juste derrière le premier virage des Doom Buggies, un type en armure bondissait hors de sa cachette pour flanquer une trouille bleue aux visiteurs qui passaient. Bien entendu, ça n’a pas duré : de surprise, les touristes réagissaient souvent en frappant le pauvre gars, et on ne se sent guère longtemps à son aise dans une armure. »