Dan a poussé un gloussement appréciateur. La Société Bitchun avait pratiquement fait disparaître toutes les tâches ennuyeuses et répétitives, et celles restant – tenir un bar, laver les toilettes – rapportaient un max de whuffie et une vie d’oisiveté dans vos heures libres.
« Mais ce type en armure, il pouvait improviser. Ce qui donnait un spectacle un peu différent chaque fois. Regarde le boniment des castmembers sur Jungleboat Cruise : ils ont chacun leur baratin, leurs blagues, du coup le spectacle vaut la peine alors que les Animatroniques ne sont pas terribles.
— Tu comptes remplir la Mansion de castmembers en armure ? » a demandé Dan en secouant la tête.
J’ai écarté ses objections d’un geste, si bien que la voiturette a fait une embardée terrifiante pour un groupe de visiteurs effectuant le tour des lieux en bicyclettes de location. « Non », ai-je répondu en adressant d’un autre geste mes excuses aux touristes blêmes de peur. « Pas du tout. Mais si tous les Animatroniques avaient des opérateurs humains, des télécontrôleurs travaillant avec des waldos ? On les laisse interagir avec les visiteurs, leur parler, leur faire peur… On se débarrasse des Animatroniques existants et on les remplace par des robots à mobilité totale, qu’on fait manipuler par l’intermédiaire du Réseau. Pense au whuffie ! On pourrait mettre, disons, mille opérateurs en ligne à la fois, dix équipes par jour, tous entichés de la Mansion. On récompense les performances exceptionnelles, on base les équipes sur un vote populaire. Ça revient à augmenter le débit de la Mansion de dix mille personnes par jour, sauf que ce sont des castmembers honoraires.
— Pas mal du tout. Très Bitchun. Debra a beau avoir l’IA et le flashage, toi, tu auras l’interaction humaine, grâce aux plus grands fans de la Mansion du monde…
— Les mêmes fans que Debra aura à convaincre pour s’attaquer à la Mansion. Vachement élégant, hein ? »
Pour commencer, il fallait appeler Lil, se rabibocher avec elle et lui vendre l’idée. Sauf que ma cochlée était à nouveau hors ligne. Mon humeur a commencé à se gâter, et j’ai demandé à Dan d’appeler Lil pour moi.
Nous l’avons retrouvée à l’Imagineering, un énorme ensemble de préfabriqués en aluminium peints en vert Go-Away{Vert spécial qui se fond dans le paysage.} bondé d’inventeurs fous depuis l’arrivée de la Société Bitchun à Disney World. Les adhocs qui avaient construit un service d’Imagineering en Floride et le dirigeaient désormais étaient les moins politiques du Parc, le genre classique blouse blanche et écritoire à pince prêt à collaborer avec n’importe qui ayant un projet cool. Ils ne se souciaient pas du whuffie parce qu’ils en avaient accumulé jusque par-dessus la tête.
Lil travaillait avec Suneep, alias M. Miracle pour les Produits Dérivés. Il pouvait concevoir, prototyper et produire un souvenir plus vite que n’importe qui : t-shirt, sculpture, stylo, jouet, article ménager… c’était le roi. Installés face à face sur une table, au milieu d’un labo grand comme un terrain de basket et encombré de babioles promotionnelles logomarquées, Lil et lui collaboraient sur leurs VTH en papotant tandis que leurs yeux dansaient sur d’invisibles écrans.
À notre arrivée dans le labo, Dan s’est joint à la réflexion dans l’espace collaboratif, me laissant seul à l’extérieur. Il a manifestement été ravi par ce qu’il a vu.
Je lui ai donné un coup de coude. « Sors une copie papier. »
Au lieu de s’apitoyer sur mon sort, il a tapé quelques commandes sur un clavier virtuel, et une imprimante a entrepris de cracher des pages dans un coin du labo. N’importe qui d’autre en aurait fait toute une affaire, lui s’est contenté de m’inclure dans la discussion.
S’il me fallait des preuves que Lil et moi étions faits l’un pour l’autre, les projets auxquels elle avait pensé avec Suneep auraient largement suffi. Elle avait réfléchi exactement de la même manière que moi… à des souvenirs soulignant la dimension humaine de la Mansion. Il y avait des Animatroniques miniatures des Fantômes Autostoppeurs dans une boîte à lumière noire, avec leurs squelettes robotiques visibles sous leurs habits de plastique, ainsi que des figurines communiquant par IR, si bien qu’en placer deux à proximité l’une de l’autre déclenchait des comportements inspirés par la Mansion : le grand corbeau croassait, la tête de Madame Leota lançait des incantations, les bustes chantants chantaient. Elle avait aussi conçu une tenue officielle à partir du costume des castmembers, coupée dans le style élégant de l’année.
Je veux dire par là que c’était de bons produits dérivés. J’imaginais le nouveau lancement de la Mansion, six mois plus tard, pleine d’avatars robotiques de fans habitant un peu partout sur le globe, avec le chariot de souvenirs de Madame Leota débordant de babioles sensationnelles et des acteurs humains qui déambulaient dans la zone d’attente pour improviser avec les visiteurs…
Lil est sortie de son état médiat pour me regarder d’un air mécontent étudier les sorties papier avec des hochements de tête enthousiastes.
« C’est assez passionné pour toi ? » m’a-t-elle sèchement jeté.
J’ai senti le rouge m’envahir le visage et les oreilles. Je ressentais quelque chose entre la honte et la colère, et me suis souvenu qu’ayant plus d’un siècle qu’elle il me revenait de montrer de la maturité. En plus, c’était moi qui avais commencé la dispute.
« Putain, c’est fantastique, Lil », ai-je dit. Ce qui n’a pas eu l’air de l’amadouer. « Vraiment de première. J’ai eu une super-idée… » Je lui ai expliqué, les avatars, les robots, la rénovation. Son regard s’est radouci et elle a commencé à prendre des notes, à sourire, à montrer ses fossettes, des petites rides aux coins de ses yeux bridés.
« Ce n’est pas facile », a-t-elle fini par dire. Suneep, qui faisait poliment semblant de ne pas écouter, n’a pu s’empêcher de hocher la tête. Dan non plus.
« Je sais bien », ai-je admis. Mon visage m’a semblé encore plus brûlant. « Mais justement… ce que fait Debra n’a rien de facile non plus, c’est risqué, dangereux. Mais ils en sont sortis meilleurs, son adhoc et elle… plus malins. » Plus malins que nous, en tout cas. « Ils peuvent prendre très vite ce genre de décisions et les mettre en œuvre tout aussi vite. Il faut qu’on en soit capables aussi. »
Préconisais-je vraiment de ressembler davantage à Debra ? Les mots m’étaient sortis tous seuls de la bouche, mais j’ai réalisé que j’avais raison… il fallait battre Debra à son propre jeu, devenir encore plus perfectionnés que ses adhocs.
« Je comprends où tu veux en venir », a affirmé Lil. Je voyais bien qu’elle était bouleversée : elle avait repris une manière de parler de castmember. « C’est une excellente idée. Je pense que nous avons une bonne chance de la réaliser si nous la soumettons au groupe, après avoir effectué les recherches, élaboré les plans, déterminé le chemin critique et demandé en privé l’avis de quelques-uns des adhocs. »
J’ai eu l’impression de nager dans de la mélasse. À la vitesse à laquelle bougeait l’adhoc de Liberty Square, on en serait à l’audit officiel des spécifications pendant que Debra démolirait la Mansion autour de nous. J’ai donc tenté une tactique différente.
« Suneep, tu as déjà participé à des réhabilitations, je crois ? »
Il a lentement hoché la tête, une expression prudente sur le visage, comme un animal apolitique attiré dans un débat politique.
« D’accord, alors dis-moi, si on venait te voir avec ce plan en te demandant de nous préparer un calendrier de production… un sans le moindre audit, il s’agit juste de prendre l’idée, de prévoir ce qu’il y a à faire… et de le faire. Combien de temps ça te prendrait ? »