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Lil a eu un sourire guindé. Elle avait déjà eu affaire à l’Imagineering par le passé.

« Environ cinq ans, a répondu Suneep presque aussitôt.

— Cinq ans ? me suis-je étranglé. Pourquoi cinq ans ? Les gens de Debra ont remanié le Hall en un mois !

— Ah, attends… Aucun audit du tout ?

— Aucun. Tu fournis juste la meilleure solution que tu trouves, et tu la mets en œuvre. Sachant qu’on peut te fournir à volonté en personnel qualifié travaillant en trois-huit. »

Il a roulé des yeux et compté sur ses doigts tout en marmonnant dans sa barbe. C’était un homme grand et mince avec une crinière de cheveux bruns bouclés que, tout en réfléchissant, il a machinalement lissée de ses doigts étonnamment boudinés.

« Environ huit semaines. Sauf accident, en supposant des pièces détachées standard, une main-d’œuvre illimitée, une direction compétente, une disponibilité matérielle… » Il s’est interrompu, ses doigts courts se tortillant tandis qu’il activait une VTH pour commencer à dresser une liste.

« Attends un peu », est intervenue Lil, inquiète, « comment es-tu passé de cinq ans à huit semaines ? »

Ç’a été mon tour de sourire avec suffisance. J’avais déjà vu de quelle manière travaillait l’Imagineering quand on la laissait construire des prototypes et des maquettes conceptuelles… Je savais que le véritable goulot d’étranglement, c’étaient les révisions et audits continuels, le consensus toujours fluctuant de la conscience collective de l’adhoc qui leur commandait le travail.

« Eh bien », a expliqué Suneep, l’air penaud, « si j’ai juste à m’assurer que mes plans sont bons et que mes constructions ne vont pas s’écrouler, je peux progresser très vite. Bien entendu, mes plans ne sont pas parfaits. Il arrive qu’au milieu d’un projet quelqu’un me suggère une nouvelle fioriture ou une nouvelle approche qui améliore considérablement le tout. Dans ce cas, je reviens à la planche à dessin… Donc, je commence par passer un bon moment sur ma planche à dessin, je demande leur avis à d’autres Imagineers, aux adhocs, aux groupes types et au Réseau. Puis on fait des audits à chaque étape de la construction, on regarde si quelqu’un a eu une super-idée à laquelle on n’a pas pensé et on l’incorpore, ce qui oblige parfois à revenir en arrière.

« C’est lent, mais ça fonctionne. »

Lil était troublée. « Mais si tu peux mener à bien une révision complète en huit semaines, pourquoi ne pas juste la terminer, puis préparer une autre révision, faire celle-là en huit semaines, et ainsi de suite ? Pourquoi prendre cinq ans avant que quelqu’un puisse se servir de l’attraction ?

— Parce que c’est comme ça que ça marche, ai-je dit à Lil. Mais pas comme ça qu’il faut que ça marche. C’est de cette manière que nous allons sauver la Mansion. »

Je me sentais sûr de moi, je ne doutais pas d’avoir raison. L’adhocratie était une excellente chose, une chose Bitchun, mais l’organisation avait besoin d’un petit rayon de braquage… qui serait encore plus Bitchun.

« Lil », ai-je affirmé en la regardant dans les yeux, en essayant de graver mon point de vue en elle, « il faut qu’on le fasse. C’est notre seule chance. On va recruter des centaines de gens qu’on va faire venir en Floride travailler sur la rénovation. On donnera à chaque fan de la Mansion de la planète une chance de participer, et on en recrutera ensuite pour y travailler, pour manipuler le matériel de téléprésence. On aura la bénédiction des plus grands super-prescripteurs du monde, et on construira plus vite et mieux que ce qu’une adhoc a jamais construit, sans trahir la vision des Imagineers d’origine. Ce sera méchamment Bitchun. »

Lil a baissé les yeux et a rougi à son tour. Elle a marché de long en large, les mains ballantes. Je voyais qu’elle m’en voulait encore, mais qu’elle était en même temps emballée, effrayée, et… passionnée.

« Ce n’est pas moi qui décide, tu sais », a-t-elle enfin répondu sans cesser son va-et-vient. Dan et moi avons échangé des sourires malicieux. Elle marchait.

« Je sais », ai-je reconnu. Alors que c’était pourtant bien elle qui décidait, enfin, presque… son opinion comptait beaucoup dans l’adhoc de Liberty Square : elle connaissait les systèmes sur le bout des doigts, prenait des décisions aussi bonnes que raisonnables, et gardait la tête froide en situation de crise. Ce n’était pas une tête brûlée. Pas le genre à préconiser des changements radicaux. Ce plan consumerait cette réputation et le whuffie qui allait avec, mais le temps que ça se produise, elle aurait récupéré beaucoup de whuffie avec la nouvelle adhoc, forte de milliers de personnes.

« Je veux dire, je ne peux rien garantir. J’aimerais étudier les plans que réalisera l’Imagineering, procéder à quelques simulations… »

J’ai voulu protester, lui rappeler que tout reposait sur la rapidité, mais elle m’a coiffé au poteau.

« … mais je ne le ferai pas. Il faut foncer. Je marche. »

Elle ne m’a pas serré dans ses bras, ne m’a pas embrassé ni dit que tout était pardonné, mais elle avait été convaincue, ce qui suffisait.

Mes systèmes se sont rétablis dans le courant de la journée, mais je m’en suis à peine aperçu, tant j’étais occupé par la nouvelle Mansion. Merde, c’était vraiment audacieux : depuis l’ouverture de la première Mansion, en 1969 en Californie, personne n’avait jamais eu le cran d’y toucher vraiment. Bon, d’accord, Phantom Manor, la version parisienne, propose un scénario un peu différent, mais il ne s’agissait guère à l’époque que d’une variation mineure destinée à satisfaire le marché européen. Personne ne voulait bousiller la légende.

Mais qu’est-ce qui rendait la Mansion si chouette, au juste ? J’avais visité Disney World de très nombreuses fois avant de m’y installer et, pour dire la vérité, la Mansion n’avait jamais été mon attraction préférée.

Mais quand je suis retourné à Disney World, moi-même en personne, abruti par le vol de trois heures en tempsréel depuis Toronto, la foule m’a conduit à elle.

Je suis un compagnon de visite vraiment épouvantable, dans les parcs à thèmes. Depuis mon enfance où, petit vaurien, je m’insinuais dans la cohue des quais de métro avant de me glisser sur le seul siège disponible d’un wagon bondé, Battre La Foule m’obsède.

Aux tout débuts de la Société Bitchun, j’ai connu un joueur de black-jack, un compteur compulsif de cartes, un idiot savant des statistiques. Cet ingénieur modeste et dodu avait connu une modeste réussite en fondant une start-up de haute technologie ayant elle-même eu son petit succès en faisant quelque chose d’ésotérique avec des agents logiciels. Malgré ce succès modeste, il était fabuleusement riche : il n’avait jamais eu besoin de chercher le moindre financement pour sa société, dont il possédait toutes les parts quand il l’a revendue pour une montagne d’argent. Son secret, c’était le feutre vert des tables de Las Vegas, où il partait en pèlerinage à chaque faiblesse de son compte en banque, histoire de compter les figures et les dix, de calculer ses chances et de Battre La Banque.

Bien longtemps après avoir vendu sa société informatique, bien longtemps après avoir assuré ses arrières, il revêtait des déguisements idiots pour rejoindre les tables de black-jack, où il jouait main après main pour le seul plaisir de Battre La Banque. Pour lui, c’était une simple question de plaisir cérébral, une rasade de jus de bonheur chaque fois que le croupier sautait ou que lui-même doublait sur tout un sabot de figures.