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Je n’avais jamais ne serait-ce qu’acheté un ticket de loterie, mais j’ai aussitôt attrapé sa manie, sauf que pour moi il fallait Battre La Foule, trouver le chemin de moindre résistance, remplir les intervalles, deviner la file d’attente la plus rapide, esquiver la circulation, changer de voie pour gagner un cheveu… évoluer avec précision, grâce et, pardessus tout, opportunisme.

Le jour de ce retour décisif, je suis allé planter ma tente au Fort Wilderness Campground, le camping de Disney World, et j’ai presque couru à l’embarcadère prendre le ferry pour aller au Parc.

Il n’y avait pas trop de monde jusqu’à ce que j’approche des caisses, devant l’entrée principale. Réprimant mon premier réflexe (foncer à la file la plus éloignée en devançant les gens arrivés avec moi en ferry, dans l’application de la méthode empirique qui déterminait l’attente la plus courte), je me suis arrêté le temps de procéder à une rapide inspection visuelle des vingt kiosques et d’évaluer la composition de la file d’attente de chacun. Avant Bitchun, je me serais surtout intéressé à l’âge des gens mais, celui-ci n’étant plus guère significatif que de leur apparence, j’ai préféré examiner avec soin leur manière d’attendre, leur mise et, plus que tout, leur chargement.

Rien ne vous en révèle davantage sur les capacités d’une personne à négocier efficacement les complexités d’une file d’attente que ce qu’elle transporte… il faudrait que davantage de monde en ait conscience. Le cas classique demeure bien entendu celui du citoyen à vide, d’une personne sans même un petit sac à bandoulière ou une sacoche banane. Aux yeux du profane, un tel spécimen peut paraître le garant d’une transaction rapide, mais une étude informelle m’avait conduit à la conclusion que ces braves iconoclastes étaient souvent les plus inconstants de tous, souriant avec une perplexité bovine, tâtant leurs poches dans leur recherche infructueuse de quelque chose pour écrire, d’une pièce d’identité, d’une carte-clé, d’une patte de lapin, d’un rosaire, d’un sandwich au thon.

Non, à mon avis, il faut toujours choisir ce que j’appelle les Inquiets de la Route, qui ont tendance à se barder avec soin de quatre ou cinq contenants de diverses sortes, depuis les proéminentes poches cargo jusqu’aux malignes petites sacoches Velcro de type militaire munies de fermetures à accord biométrique. C’est la considération ergonomique accordée à ces transports qu’il convient de surveiller : sont-ils équilibrés, sont-ils disposés de manière à minimiser leur gêne et maximiser leur facilité d’accès ? Quelqu’un qui a apporté un tel soin à son équipement va sans doute profiter de son attente dans la file pour déterminer tout ce dont il aura besoin arrivé au bout de celle-ci, et le tiendra prêt pour que l’opération se déroule le plus vite possible une fois son tour venu.

C’est une évaluation délicate à cause de la présence d’imposteurs ayant la même apparence, des goinfres d’équipement qui emportent tout par manque des capacités organisationnelles leur permettant de déterminer ce dont ils devraient se munir… ils ont tout autant tendance à se barder de sacs, pochettes et sacoches, mais c’est l’efficacité de ceux-ci qui sera révélatrice. Ces mules à bagages ploieront sous leur charge, jonglant avec ceci et cela en remontant des sangles trop lâches sur leurs épaules.

J’ai repéré une file constituée d’un groupe d’Inquiets de la Route, une file un peu plus longue que les autres. Je m’y suis joint néanmoins et j’ai observé avec des tics nerveux la progression de ma file par rapport aux autres que j’aurais pu choisir. Les faits ont confirmé mon évaluation, ce qui était de bon augure pour un Disney World sans attente, et je flânais sur Main Street, USA, bien avant les personnes arrivées en ferry avec moi.

Revenir à Disney World me donnait l’impression de rentrer au pays. Mes parents m’avaient emmené là pour la première fois quand j’avais rien moins que dix ans, juste au moment où les premières idées de la Société Bitchun s’insinuaient dans la conscience de chacun : la mort de la pénurie, la mort de la mort, la lutte pour réarranger une économie dont le développement ne s’était concentré que sur la pénurie et la mort. J’ai de vagues mais chaleureux souvenirs de ce voyage : l’apaisant climat floridien, un océan de visages souriants ponctué de moments magiques et sombres à bord de wagonnets, longeant un diorama après l’autre.

J’y suis retourné à ma sortie du lycée, et j’ai été impressionné par la richesse des détails, par la grandiose magnificence du Parc. J’y ai passé une semaine tel un bovin abasourdi, à sourire et me promener d’un coin à l’autre. Un jour, je le savais, je viendrais y vivre.

Le Parc est devenu une pierre de touche pour moi, une constante dans un monde où tout changeait. Je n’ai cessé d’y revenir encore et encore, établissant mes racines, communiant avec tous ceux que j’avais été.

Ce jour-là, j’ai papillonné entre les « lands » et les attractions, à la recherche de files d’attente courtes, de l’œil du cyclone qui remplissait le Parc. Je me plaçais en hauteur, debout sur un banc ou perché sur une clôture, pour une reco visuelle de toutes les files en vue, en essayant de repérer les courants dominants dans l’écoulement de la foule, me comportant globalement comme un obsédé. À vrai dire, j’ai sans doute passé autant de temps à observer les files d’attente que je n’en aurais passé à y prendre place comme un bon petit mouton, mais je me suis davantage amusé et j’ai pris plus d’exercice.

La Haunted Mansion connaissait un important passage à vide : la Spectaculaire Parade du Samouraï Virtuel venait de passer dans Liberty Square et se dirigeait vers Fantasyland, entraînant avec elle des hordes de visiteurs, dansant sur les sons japrap de la comique Sushi K et imitant les mouvements du courageux Hiro Protagoniste. Leur départ a transformé Liberty Square en ville fantôme, ce dont j’ai profité pour faire la Mansion cinq fois de suite sans file d’attente.

De la manière dont je le raconte à Lil, je l’ai remarquée d’abord elle, puis la Mansion, mais en réalité, ça s’est produit dans l’autre sens.

Les deux premières fois, j’ai juste profité de l’énergique climatisation et de cette délicieuse sensation de sueur en train de sécher sur ma peau. Mais, à mon troisième passage, j’ai commencé à remarquer que l’attraction était sacrement chouette. Elle ne contenait pas le moindre appareil technique plus évolué qu’un projecteur de film en boucle, mais tout était combiné avec tant d’astuce que l’illusion d’une maison hantée s’avérait parfaite : les fantômes tourbillonnant dans la salle de bal étaient des fantômes, tridimensionnels, éthérés, fantasmatiques. Ceux chantant dans les tableaux vivants comiques étaient tout aussi convaincants, véritablement amusants et en même temps effrayants.

Lors de mon quatrième passage, j’ai remarqué les détails, les yeux hostiles dans le motif du papier peint, le thème répété dans les moulures, les chandeliers, la galerie de photos. J’ai commencé à distinguer les paroles de « Grim Grinning Ghosts{Littéralement : « fantômes lugubres et souriants »} », la chanson répétée d’un bout à l’autre de l’attraction, soit en sinistres notes d’orgue reproduisant troppo troppo le thème principal, soit dans le chant, évoquant celui d’un lutin, produit par les quatre bustes musicaux du cimetière.

C’est une mélodie entraînante, que j’ai fredonnée lors de mon cinquième passage, remarquant cette fois qu’en fait de climatisation énergique il s’agissait de mystérieux courants d’air glacé soufflant dans les pièces quand les esprits vagabonds faisaient sentir leur présence. Quand j’en suis ressorti pour la cinquième fois, je sifflais l’air avec des improvisations jazzy sur un rythme confus.