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C’est à ce moment-là que Lil et moi sommes tombés l’un sur l’autre. Elle ramassait un emballage de crème glacée – j’avais vu une dizaine de castmembers ramasser des déchets ce jour-là, j’en avais vu si souvent que je commençais à les imiter. Elle m’a adressé un petit sourire au moment où je retrouvais l’arôme de friture et de désinfectant du Parc, les mains dans les poches, tout à fait satisfait de moi-même après avoir si complètement vécu l’expérience d’une œuvre artistique vraiment belle.

Je lui ai rendu son sourire, parce que j’estimais tout naturel qu’un des rois du whuffie ayant le privilège de s’occuper d’une partie de cette merveilleuse distraction remarque à quel point j’appréciais son travail.

« C’est vraiment, vraiment Bitchun », lui ai-je lancé en admirant les gigantesques montagnes de whuffie que ma VTH lui attribuait.

Le rôle qu’elle jouait ne lui imposait pas de se montrer joyeuse, mais les castmembers de sa génération ne peuvent s’empêcher d’être aimables. Elle a transigé entre un comportement sérieux et son caractère naturellement enjoué avant de me décocher un grand sourire puis de se plier en une révérence de mort-vivant tout en gémissant : « Merci… nous essayons vraiment de la garder pleine d’esprits. »

J’ai poussé un grognement appréciateur, et commencé à le trouver vraiment très mignon, ce petit bout de femme, avec sa tenue pourrissante de bonne et son plumeau qui perdait ses plumes. Elle était si propre, rayonnante, pimpante et heureuse de tout que j’ai eu envie de lui pincer les joues… et les fesses.

La balle étant dans mon camp, je lui ai dit : « Quand laissent-ils partir les goules comme vous ? J’aimerais beaucoup vous emmener boire un zombie ou un bloody mary. »

Ce qui a conduit à un scandaleux badinage et à ce que je l’emmène boire quelques verres à l’Adventurer’s Club, en apprenant son âge au passage, information qui a torpillé mon assurance : je me suis dit qu’on ne pouvait rien avoir à se dire avec une différence d’un siècle.

Quand je dis à Lil que je l’ai d’abord remarquée elle et ensuite la Mansion, l’inverse est donc vrai. Il n’en est pas moins vrai, et je ne lui ai jamais dit, que ce que je préfère dans la Mansion, c’est…

… que j’y ai rencontré Lil.

Dan et moi avons passé la journée à parcourir la Mansion en écrivant des débuts de scripts pour les téléacteurs que nous espérions recruter. Nous étions en plein trip créatif, et les répliques fusaient aussi vite qu’il arrivait à les retranscrire. Difficile de trouver une manière plus géniale de passer le temps que d’amasser des idées avec Dan.

J’étais tout à fait pour qu’on divulgue tout de suite le plan sur le Réseau, histoire d’obtenir suggestions et encouragements de la part de notre cœur de cible, mais Lil a refusé.

Elle allait passer les jours suivants à faire discrètement campagne auprès du reste de l’adhoc, à obtenir du soutien pour l’idée, et mettre des personnes extérieures au courant avant l’adhoc aurait semblé inconvenant.

Parler aux adhocs, les convaincre… je n’avais jamais vraiment maîtrisé ce talent-là. Dan savait très bien le faire, Lil aussi, mais moi, je devais être trop égocentrique pour arriver à développer de réelles capacités conciliatrices. Dans ma jeunesse, je supposais que c’était parce que j’étais plus malin que tout le monde et que je manquais de la patience nécessaire pour expliquer avec des mots simples aux imbéciles les choses qu’ils n’arrivaient pas à comprendre.

En vérité, je suis un type assez brillant, mais loin du génie. Surtout en ce qui concerne les gens. Sans doute à cause de mon obsession de Battre La Foule, sans jamais voir les individus, juste la masse… l’ennemie de l’opportunisme.

Seul, je n’aurais jamais accédé à l’adhoc de Liberty Square. J’y suis arrivé grâce à Lil, bien avant que nous commencions à coucher ensemble. J’avais présumé que ses parents seraient mes meilleurs alliés pour m’intégrer à l’adhoc, mais ils étaient trop blasés, trop décidés à plonger dans le long sommeil pour prêter vraiment attention à un nouveau venu comme moi.

Lil m’a pris sous son aile, m’invitant aux fêtes d’après travail, vantant mes mérites auprès de ses camarades, faisant mine de rien circuler des exemplaires de ma thèse. Et elle se livrait au même travail dans l’autre sens, me chantait avec sincérité les louanges des autres que je rencontrais, afin que je connaisse leurs qualités et ne puisse m’empêcher de les traiter comme des individus. Au fil des ans, j’avais ensuite perdu ce respect à leur égard. Je n’avais guère d’autres copains que Lil, puis Dan après son arrivée, et des e-potes du monde entier. Les adhocs avec qui je travaillais toute la journée me témoignaient une courtoisie de base mais peu d’amitié.

J’imagine qu’ils pouvaient en dire autant de moi. Lorsque je me les représentais en esprit, je voyais une masse anonyme et passive-agressive, trop occupée par le monde guindé de l’obtention de consensus pour réaliser véritablement quoi que ce soit.

Dan et moi avons démarré à toute allure, récupérant sur le Réseau les listes d’adresses des ota-kus de la Mansion un peu partout dans le monde, les intégrant dans une feuille de calcul avec leur fuseau horaire, leur tempérament et, bien entendu, leur whuffie.

« Bizarre », ai-je lancé en levant les yeux du terminal à l’ancienne que j’utilisais – mes systèmes étaient à nouveau hors ligne. Ils fonctionnaient par intermittence depuis désormais deux jours et j’avais l’intention d’aller consulter le médecin, mais n’y arrivais jamais. De temps en temps, saisi d’un sentiment d’urgence, je me souvenais que cela signifiait que ma sauvegarde commençait à dater, mais la Mansion avait toujours priorité.

« Quoi ? » a demandé Dan.

J’ai tapoté l’affichage. « Tu vois ça ? » Il s’agissait d’un site de fans affichant un ensemble de maillages animés en 3D de divers éléments de la Mansion, sous-ensemble d’un immense projet collaboratif lancé des décennies auparavant avec comme objectif de construire une représentation tridimensionnelle du Parc dans ses moindres détails. Je m’étais servi de ces maillages pour élaborer mes propres simulations de tests.

« C’est génial, a estimé Dan. Ce type doit être complètement enragé. » L’auteur des maillages avait minutieusement modelé, enchaîné et animé tous les fantômes de la salle de bal, avec la cinématique nécessaire à l’animation intégrale. Là où un fan « normal » aurait a priori utilisé une bibliothèque de cinématique humaine standard, celui-ci en avait développé spécifiquement une afin que les fantômes évoluent avec une fluidité spectrale n’ayant absolument rien d’humain.

« Qui est-ce ? a demandé Dan. On l’a déjà sur notre liste ? »

J’ai fait défiler l’écran. « Ça c’est le bouquet », a soufflé Dan en découvrant le nom de l’auteur.

Il s’agissait de Tim, le camarade elfe de Debra. Il l’avait mis en ligne une semaine avant mon assassinat.

« Qu’est-ce que ça signifie, à ton avis ? ai-je demandé à Dan même si j’avais quelques idées sur la question.

— Tim est dingue de la Mansion. Je le savais déjà.

— Tu le savais ? »

Il s’est plus ou moins mis sur la défensive. « Bien sûr. Je te l’ai dit à l’époque où tu m’as demandé de traîner avec la bande de Debra. »

Je lui avais demandé de traîner avec Debra, moi ?

Pour autant que je m’en souvenais, la suggestion venait de lui. Je commençais à m’embrouiller avec tout ça.