« Mais qu’est-ce que ça signifie, Dan ? C’est un allié ? On devrait essayer de le recruter ? Ou bien est-ce lui qui a convaincu Debra qu’il fallait s’emparer de la Mansion ? »
Dan a secoué la tête. « Je ne suis même pas sûr qu’elle veuille s’en emparer. Je connais Debra : elle ne s’intéresse qu’à la concrétisation de ses idées dans la réalité, une concrétisation aussi rapide et aussi abondante que possible. Elle choisit soigneusement ses projets. Elle est avide, bien entendu, mais prudente. Elle a eu une excellente idée pour le Hall, et elle s’en est donc emparée. Je ne l’ai jamais entendue parler de la Mansion.
— Évidemment. Elle est prudente. Tu l’avais entendue parler du Hall Of Presidents ? »
Dan a bafouillé. « Pas vraiment… je veux dire, pas explicitement, mais…
— Mais rien, ai-je tranché. Elle veut la Mansion, elle veut le Royaume Enchanté, elle veut le Parc. Elle s’empare de tout, nom de Dieu, et il faut croire que je suis le seul à l’avoir remarqué. »
J’ai révélé mon problème de systèmes à Lil ce soir-là, pendant une dispute. Nous disputer était devenu notre passe-temps habituel du soir, si bien que Dan avait préféré aller dormir dans un des hôtels du Parc.
Bien entendu, celle-là a commencé par ma faute. « On va se faire tuer si on ne se magne pas le cul pour commencer la rénovation », ai-je dit en m’affalant sur le canapé tout en décochant un coup de pied à la table basse éraflée. J’ai perçu l’hystérie et l’aliénation dans ma voix, ce qui m’a mis encore davantage en rogne. J’étais frustré de ne pas pouvoir suivre ce que faisaient Suneep et Dan, et, comme d’habitude, la soirée était trop avancée pour appeler quelqu’un afin de remédier à la situation. Au matin, j’aurais à nouveau oublié.
« Je fais ce que je peux, Jules, a répliqué d’un ton agressif Lil depuis la cuisine. Si tu connais un meilleur moyen, je serais ravie que tu m’en fasses part.
— Arrête tes conneries. Moi, je fais ce que je peux, à planifier les choses. Je suis prêt à y aller. C’était ton boulot de t’occuper des adhocs, mais tu n’arrêtes pas de me dire qu’ils ne sont pas prêts. Ils le seront quand ?
— Nom de Dieu, tu ne veux pas arrêter de rouspéter ?
— Je ne rouspéterais pas si tu faisais avancer les choses, bordel. Tu fais quoi toute la journée, d’ailleurs ? Tu prends tes postes à la Mansion ? Tu ranges les chaises longues sur le Great Titanic Adventure ?
— Je me casse le cul, merde. Cette semaine, j’en ai causé au moins deux fois à chaque adhoc.
— Ouais ouais, bien sûr, ai-je braillé en direction de la cuisine.
— Putain, ne me crois pas sur parole, si tu préfères. Vérifie mon journal d’appels. »
Elle a attendu.
« Eh bien ? Vérifie !
— Plus tard », ai-je temporisé, redoutant où cela allait nous mener.
« Oh non, pas question, a-t-elle répondu en entrant d’un air furieux dans la pièce. Tu ne peux pas me traiter de menteuse et refuser ensuite de regarder les preuves. » Elle a posé d’un air résolu ses mains sur ses petites hanches et m’a fusillé du regard. Elle avait pâli, je pouvais compter toutes les taches de rousseur sur son visage, sa gorge, ses clavicules et le renflement dans le décolleté en V du vieux maillot que je lui avais offert lors d’une excursion à Nassau.
« Eh bien ? » a-t-elle demandé. Elle semblait prête à me tordre le cou.
« Je ne peux pas, ai-je admis en évitant de croiser son regard.
— Mais si tu peux, tiens, je te le mets dans ton répertoire public. »
Elle a eu une expression perplexe quand elle n’est pas parvenue à me localiser sur son réseau. « Qu’est-ce qui se passe ? »
Alors je lui ai dit. Hors ligne, proscrit, en panne.
« Eh bien, pourquoi n’es-tu pas allé voir le médecin ? Ça fait des semaines, enfin ! Je l’appelle tout de suite.
— Laisse tomber. Je le verrai demain. Inutile de le tirer du lit. »
Mais je ne suis pas allé le voir le lendemain, ni le surlendemain. Trop à faire, et les seuls moments où je me souvenais d’appeler quelqu’un, je me trouvais trop loin d’un terminal public, ou bien il était trop tard, ou trop tôt. Mes systèmes sont revenus en ligne une fois ou deux, et j’étais trop occupé avec les plans pour la Mansion. Lil s’est habituée aux amoncellements de sorties papier dans la maison, à devoir imprimer ses remarques sur mes plans et à les laisser sur ma chaise préférée… à vivre comme avaient vécu les hommes des cavernes de l’ère de l’information, entourés d’arbres morts et d’horloges tictaquant. Être hors ligne m’aidait à me concentrer. Enfin, peut-être vaudrait-il mieux parler d’obsession que de concentration. Jour après jour, je restais assis du matin au soir devant le terminal que j’avais rapporté à la maison, à brasser des plans, à dicter des messages vocaux. Quand on voulait me contacter, il fallait ramener son cul à la maison et me parler.
Mon obsession a pris trop d’ampleur pour que je continue à me disputer avec Lil, si bien que Dan est revenu habiter à la maison et que ç’a été mon tour d’aller dormir à l’hôtel pour ne pas gêner son sommeil avec le crépitement de mon clavier. Lil et lui travaillaient à plein temps à rallier les adhocs à notre cause, et j’ai commencé à avoir l’impression que nous étions enfin en harmonie, sur le point d’atteindre notre but.
Je suis rentré à la maison un après-midi avec une liasse de sorties papier à la main et j’ai fait irruption dans le salon en déversant un flot de paroles sur une variation de mes plans initiaux qui permettrait d’ajouter une troisième section à l’attraction, accroissant le nombre d’équipements de téléprésence qu’on pourrait utiliser sans diminuer le débit.
J’étais en train de discourir quand mes systèmes sont revenus en ligne. Le bavardage public en cours dans la pièce est apparu sur ma VTH.
Ensuite, je vais t’arracher tes vêtements jusqu’au dernier et te sauter dessus.
Et après ?
Je vais te baiser jusqu’à ce que tu en aies les jambes en coton.
Mon Dieu, Lil, t’as vraiment le feu au cul !
Mes yeux se sont fermés, me coupant de tout sauf des lettres brillantes. Elles ont vite disparu. J’ai rouvert les yeux sur Lil, qui rougissait et semblait affolée. Dan, lui, semblait avoir peur.
« Qu’est-ce qui se passe, Dan ? » ai-je tranquillement demandé. Mon cœur battait fort dans ma poitrine, mais je me sentais calme et indifférent.
« Jules… », a-t-il commencé avant de renoncer et de regarder Lil.
Celle-ci avait entre-temps compris que j’étais à nouveau en ligne, que leur échange de messages n’avait plus rien de secret.
« Alors, Lil, tu t’éclates bien ? » ai-je interrogé.
Elle a secoué la tête et m’a lancé un regard furieux. « Le plus simple est que tu t’en ailles, Julius. Je te ferai parvenir tes affaires à l’hôtel.
— Tu veux que je parte, hein ? Pour pouvoir le baiser jusqu’à ce qu’il en ait les jambes en coton ?
— C’est ma maison, Julius. Je te demande d’en partir. Je te verrai demain au boulot… à l’assemblée générale des adhocs réunie pour voter ou non la rénovation. »
C’était sa maison.
« Lil, Julius…, a commencé Dan.
— C’est entre lui et moi, l’a interrompu Lil. Ne t’en mêle pas. »
J’ai laissé tomber mes papiers… je voulais les lancer, mais je les ai lâchés, floum, j’ai tourné les talons et suis sorti sans prendre la peine de refermer la porte derrière moi.
Dan est arrivé à l’hôtel dix minutes après moi et a frappé à ma porte. Je lui ai ouvert tout transi. Il avait apporté une bouteille de tequila – de ma tequila – de la maison dans laquelle j’avais vécu avec Lil.