Il s’est assis sur le lit, les yeux fixés sur le papier peint logomarqué. Je lui ai pris la bouteille, j’ai récupéré deux verres dans la salle de bains et je les ai remplis.
« C’est ma faute, a-t-il affirmé.
— Je n’en doute pas.
— On s’est mis à boire, un soir, il y a quelques jours de ça. Elle était vraiment bouleversée. Elle ne t’avait pas vu depuis des jours et, quand elle te voyait, tu la faisais flipper. Tu lui parlais avec agressivité. Tu te disputais avec elle. Tu l’insultais.
— Alors tu te l’es faite. »
Il a secoué puis hoché la tête, et a bu une gorgée. « Oui. Il y avait longtemps que…
— Tu as couché avec ma copine, chez moi, pendant que j’avais le dos tourné à cause du travail.
— Jules, je suis désolé. Je l’ai fait, et j’ai continué ensuite. Je suis un bien mauvais ami, pour toi comme pour elle.
« Elle est un peu perdue. Elle voulait que je vienne ici te dire que tout ça n’était qu’une erreur, rien que de la paranoïa de ta part. »
Nous sommes restés assis en silence un long moment. J’ai rempli à nouveau son verre, puis le mien.
« Je ne pouvais pas, a-t-il dit. Je m’inquiète pour toi. Tu n’es pas bien, depuis quelques mois. Je ne sais pas ce qui ne va pas, mais tu devrais aller voir un médecin.
— Je n’ai pas besoin de médecin », ai-je aboyé.
L’alcool avait dissipé mon engourdissement, ne laissant que la brûlure de la colère et de la bile, mes fidèles compagnons. « J’ai besoin d’un ami qui ne saute pas ma copine dès que je tourne le dos. »
J’ai jeté mon verre contre le mur, sur lequel il a rebondi, maculant de tequila le papier peint avant d’aller rouler sous le lit. Dan a sursauté, mais est resté assis. S’il s’était levé, je l’aurais frappé. Dan sait comment se comporter en situation de crise.
« Si ça peut t’être d’une quelconque consolation, a-t-il dit, je m’attends à mourir bientôt. » Il m’a adressé un sourire ironique. « Mon whuffie se porte bien. La rénovation devrait lui faire atteindre des sommets. Je serai prêt à partir. »
Cela m’a arrêté. D’une manière ou d’une autre, j’avais réussi à occulter le fait que Dan, mon grand ami Dan, allait se tuer.
« Tu vas le faire », ai-je dit en m’asseyant près de lui. Je souffrais d’y penser. J’aimais sincèrement ce salopard. Je n’avais peut-être jamais eu de meilleur ami.
On a frappé à la porte. Je l’ai ouverte sans jeter un coup d’oeil par le judas. C’était Lil.
Elle semblait plus jeune que jamais. Jeune, petite et malheureuse. Une remarque narquoise s’est éteinte sur mes lèvres. J’ai eu envie de la prendre dans mes bras.
Elle est passée devant moi pour rejoindre Dan qui a échappé d’un tortillement à son étreinte.
« Non », a-t-il dit avant de se lever pour aller s’asseoir sur le rebord de la fenêtre, d’où il a baissé les yeux sur les eaux du Seven Seas Lagoon.
« Dan m’expliquait justement qu’il prévoyait de mourir dans deux mois, ai-je dit. Voilà qui contrarie quelque peu tes plans à long terme, Lil, non ? »
Des larmes ont dévalé sur son visage et elle a semblé se replier sur elle-même. « Je me contenterai de ce que je peux avoir », a-t-elle dit.
Une boule de tristesse s’est formée dans mon gosier et je me suis rendu compte que c’était de perdre Dan, et non Lil, qui me bouleversait le plus.
Prenant Dan par la main, Lil l’a tiré à l’extérieur.
J’imagine que je me contenterai moi aussi de ce que je peux avoir, ai-je pensé.
6
Allongé sur mon lit d’hôtel, hypnotisé par les paresseuses rotations du ventilateur pendu au plafond, j’ai réfléchi à la possibilité que je sois cinglé.
Cela arrivait, même dans la Société Bitchun, et, s’il existait des remèdes, ils n’avaient rien de plaisant.
J’ai été marié à une folle, autrefois. Elle et moi avions dans les soixante-dix ans, et je ne vivais que pour le plaisir. Elle s’appelait Zoya, mais je l’avais surnommée Zed.
Nous nous étions rencontrés en orbite, où j’étais monté découvrir les célèbres sybarites de basse gravité. Se saouler à ne plus très bien tenir debout n’est pas spécialement rigolo à 1 g, mais à 10-8 g, c’est génial. On ne titube pas, on bondit. Et quand on bondit à l’intérieur d’une sphère en compagnie d’autres personnes turbulentes, éméchées et nues, les choses deviennent vraiment marrantes.
Je bondissais dans une sphère transparente d’un kilomètre et demi de diamètre pleine de sphères plus modestes dans lesquelles on pouvait se procurer des flacons de dangereuses mixtures fruitées.
Des instruments de musique en jonchaient le sol et, si on savait s’en servir, on en prenait un, on se l’attachait au corps et on se mettait à jouer. D’autres prendraient eux-mêmes des guitares pour taper le bœuf avec vous. Les mélodies allaient de l’affreux au sublime, mais étaient toujours vives.
Je travaillais plus ou moins régulièrement sur ma troisième symphonie et, chaque fois que je pensais en avoir mis au point un passage valable, je le jouais un certain temps dans la sphère. Les inconnus qui se mettaient à improviser sur ma musique me fournissaient parfois de nouvelles pistes, ce qui était bien. Sinon, jouer d’un instrument était le meilleur moyen de susciter la curiosité d’une étrangère dénudée.
C’est comme ça qu’on a fait connaissance. Elle s’est emparée d’un piano et a martelé des airs de bastringue à un tempo excentrique pendant que je déroulais au violoncelle le fil principal du mouvement. Ça m’a d’abord irrité, mais petit à petit je me suis rendu compte de ce qu’elle faisait à ma musique : quelque chose de vraiment super. Je raffole des musiciennes.
Nous sommes bruyamment allés jusqu’au bout de notre duo, moi m’inclinant comme un forcené tandis que des sphères de sueur perlaient sur mon corps avant de dériver avec grâce jusque dans les recycleurs hydrotropiques, elle tapant sur les touches comme si elles venaient d’assassiner son amant.
Je me suis théâtralement effondré quand la dernière note a traversé la bulle. Les gens seuls, les couples et les groupes ont interrompu leurs coïts en apesanteur pour applaudir. Elle a salué, s’est détachée du Steinway et dirigée vers le sas.
J’ai pris appui sur mes jambes pour me propulser à toute vitesse, tenant absolument à atteindre le sas avant elle. Je l’ai rattrapée au moment où elle le franchissait.
« Hé ! me suis-je écrié. C’était génial ! Je m’appelle Julius ! Ravi de vous connaître. »
Elle a tendu les deux mains et a pressé à la fois mon nez et mon unité… pas fort, vous voyez, juste pour jouer. « Pouet ! » a-t-elle dit avant de se glisser à l’extérieur du sas tandis que, bouche bée, je regardais s’épanouir Popaul.
Je l’ai poursuivie. « Attendez ! » ai-je lancé alors qu’elle dégringolait le rayon de la station en direction de la gravité.
Elle avait un corps de pianiste : des bras et des mains remodelés s’étirant à des longueurs impossibles, dont elle se servait avec la grâce d’un vieux routier de l’espace pour se jeter rapidement en avant. Je l’ai suivie tant bien que mal sur mes jambes de bizut spatial, mais le temps que j’atteigne le pourtour à 0,5 g de la station, elle avait disparu.
Je ne l’ai revue qu’une fois le mouvement suivant terminé, quand je suis allé dans la bulle le tester au hautbois. Je commençais juste à m’échauffer quand elle a franchi le sas et s’est sanglée au piano.