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Cette fois, j’ai coincé le hautbois sous mon bras pour me précipiter vers elle, puis j’ai humidifié l’anche et me suis mis à souffler. J’ai flotté au-dessus du piano, la regardant dans les yeux pendant que nous jouions. Ce jour-là, son humeur la portait à des mesures à quatre temps et à des progressions I-IV-V, dans une sensibilité qui passait du blues au rock puis au folk, brodant en marge de mes propres mélodies. Elle s’est lancée dans des pseudo-improvisations pour moi, je lui ai rendu la pareille, et ses paupières se sont plissées de manière charmante chaque fois que je parvenais à produire un semblant de trait d’esprit mélodique.

Elle était quasi dépourvue de poitrine et couverte d’une jolie fourrure rousse duveteuse, comme un de ces petits écureuils rayés qu’on trouve en Amérique du Nord. Avec un style vadrouilleur, adapté à la vie climatisée et émoussée de l’espace. Cinquante ans plus tard, je sortais avec Lil, une autre rousse, mais Zed a été ma première.

J’ai joué longtemps, transporté par la fluidité de ses mouvements sur le clavier, ses amusantes moues de concentration lorsqu’elle se lançait dans un petit riff particulièrement grisant. Lorsque je fatiguais, je nous orientais vers un pont lent ou la laissais prendre un solo. Je voulais faire durer le plus longtemps possible. Pendant ce temps-là, je manœuvrais pour me placer entre elle et le sas.

Quand j’ai soufflé la dernière note, bien que lessivé comme une vieille serpillière, j’ai rassemblé l’énergie nécessaire pour filer bloquer le sas. Elle s’est calmement détachée de son instrument et a flotté jusqu’à moi.

Je l’ai regardée dans les yeux, des yeux de chat bridés et argentés dans lesquels j’avais plongé les miens tout l’après-midi, et vu le sourire allant des coins de ceux-ci jusqu’aux longs orteils élégants. Elle m’a rendu mon regard puis, longuement, m’a une nouvelle fois agrippé l’entrejambe.

« Tu feras l’affaire », a-t-elle dit avant de me conduire dans ses quartiers, à l’autre bout de la station.

Et ce n’était pas pour y dormir.

Zoya était un des premiers ingénieurs réseau engagés par les constellations de satellites géosynchrones à large bande mises en place aux débuts de l’ascension du monde dans la Société Bitchun. Largement exposée à des rads dures et à la faible grav, elle était devenue à peu près totalement transhumaine avec le temps, s’ornant d’une diversité déconcertante d’améliorations tierces : une queue vestigielle, des yeux capables de voir dans la majeure partie du spectre radio, ses bras, sa fourrure, ses articulations réversibles du genou et une colonne vertébrale entièrement mécanique qui lui épargnait ces saloperies emmerdant la plupart d’entre nous : lombalgies, douleurs interscapulaires, sciatiques, hernies discales et autres.

Moi qui pensais vivre pour le plaisir, je n’arrivais pas à la cheville de Zed en ce domaine. Elle ne parlait que lorsque faire pouet-pouet, siffler, attraper et embrasser ne suffisaient pas, et s’octroyait systématiquement les mises à jour adaptées au caprice qui lui passait par la tête, comme la fois où elle a résolu d’aller marcher sans équipement dans l’espace et passé l’après-midi à se faire plaquer de fer et équiper de poumons d’acier. Je tombais amoureux d’elle cent fois par jour, et mourais d’envie de l’étrangler deux fois plus souvent. Elle a consacré deux jours à sa promenade dans l’espace, flottant autour de la bulle, s’admirant en train de faire des grimaces dans sa surface extérieure réfléchissante. Elle n’avait aucun moyen de savoir que je me trouvais juste de l’autre côté, mais elle supposait que je l’observais. Ou peut-être pas, après tout, peut-être grimaçait-elle juste pour elle.

Mais elle est ensuite revenue par le sas, bizarre, muette, le regard plein des étoiles vues à l’extérieur, sa peau métallique froide de l’haleine de l’espace, et m’a entraîné dans un joyeux jeu de chat d’un bout à l’autre de la station, passant par le mess où nous avons traversé en dérapage peu contrôlé une masse ovoïde et flageolante de riz au lait, puis par les serres où elle a creusé comme une marmotte et grimpé comme un singe, enfin par les quartiers d’habitation et les bulles où nous avons interrompu mille accouplements.

On aurait pu croire que le nôtre aurait suivi, et, pour dire la vérité, c’était bel et bien mon espoir au début de ce jeu que j’en étais venu à considérer comme une course d’obstacles, mais non. Au milieu de notre cirque, mes besoins charnels ont disparu et je me suis retrouvé dans un état d’innocence puérile, ne vivant que pour le frisson de la poursuite et l’envie de glousser qui me prenait chaque fois que Zed trouvait à franchir une nouvelle borne, toujours plus extravagante que la précédente. Nous sommes sans doute devenus une légende de la station : le couple cinglé qui déboulait pour repartir tout aussi vite, comme si deux Marx Brothers, un de chaque sexe, débarquaient nus dans votre fête sans carton d’invitation.

Lorsque je lui ai demandé de m’épouser, de revenir sur Terre avec moi, de partager ma vie jusqu’à ce que le ressort principal de l’univers se détende, elle a ri, m’a fait pouet-pouet sur le nez et le zizi avant de crier : « tu feras l’affaire ! »

Je l’ai ramenée à Toronto, où nous nous sommes installés à dix étages sous terre dans une résidence de réserve de l’Université. Notre whuffie n’était pas terrible sur Terre, et les interminables couloirs institutionnels donnaient à Zed, outre la sensation de se trouver chez elle, des occasions de faire des bêtises.

Mais, peu à peu, les bêtises se sont raréfiées et elle a commencé à parler davantage. Je reconnais avoir tout d’abord été soulagé, ravi de voir mon étrange épouse muette se comporter enfin normalement et se montrer sympa avec les voisins au lieu de leur jouer sans cesse des tours avec des pouet-pouet, des coups de pied dans l’entrejambe et des pistolets à eau. Nous avons abandonné les courses d’obstacles, elle s’est fait enlever sa fourrure et ses articulations du genou réversibles, puis désargenter les yeux en une jolie couleur noisette aussi profonde que l’argent avait été impénétrable.

Nous avons porté des vêtements. Nous avons reçu à dîner. J’ai essayé de répéter ma symphonie dans des salles et des parcs à faible whuffie avec les musiciens que j’arrivais à réunir, et Zed est venue sans jouer, restant juste assise à l’écart sans se départir une seconde d’un sourire qui ne dépassait jamais ses lèvres. Elle a perdu la tête.

Elle s’est chié dessus. Elle s’est arraché les cheveux. Elle s’est coupée avec des couteaux. Elle m’a accusé de vouloir l’assassiner. Elle a mis le feu aux appartements des voisins, s’est enveloppée de feuilles de plastique, s’est frottée de manière lascive au mobilier.

Elle a perdu la tête. Elle l’a fait à grands traits, peignant de son sang les murs de notre chambre, s’agitant toute la nuit en divagations. J’ai souri, hoché la tête et supporté le tout aussi longtemps que possible, puis je l’ai attrapée pour la conduire, qui ruait comme une mule, chez le médecin du premier étage. Elle était sur la planète depuis un an et cinglée depuis un mois, mais il m’avait fallu tout ce temps pour l’admettre.

Le docteur a diagnostiqué un dysfonctionnement non chimique, manière de dire que le problème se situait dans son esprit, et non dans son cerveau. En d’autres termes, je l’avais rendue folle.

Pour un dysfonctionnement non chimique, on peut demander un soutien psychologique, qui, globalement, consiste à en discuter, à apprendre à se sentir mieux dans sa peau. Elle n’en a pas voulu.

Elle était malheureuse, suicidaire, infernale. Durant l’un des courts moments de lucidité que lui laissaient les sédatifs, elle a consenti qu’on lui restaure une sauvegarde effectuée avant notre arrivée à Toronto.