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J’étais à son chevet lorsqu’elle s’est réveillée à l’hôpital. Je lui avais préparé un résumé écrit des événements survenus depuis sa sauvegarde, résumé qu’elle a lu au cours des deux jours suivants.

« Julius », a-t-elle appelé pendant que je préparais le petit déjeuner dans notre appartement souterrain. Son ton, très sérieux et très grave, m’a aussitôt fait comprendre que les nouvelles seraient mauvaises.

« Oui ? ai-je demandé en servant œufs au bacon et café fumant.

— Je retourne dans l’espace pour revenir à une version plus ancienne. »

Elle avait préparé un sac à bandoulière et revêtu une tenue de voyage.

Et merde. « Super », ai-je dit avec un enthousiasme forcé tout en dressant un inventaire mental de mes responsabilités sur Terre. « Donne-moi une minute ou deux, que je fasse mes bagages. L’espace me manque aussi. »

Elle a secoué la tête, la colère luisant dans son regard noisette tout le contraire d’impénétrable. « Non. Je retourne à qui j’étais avant de te connaître. »

Ça m’a blessé, et méchamment. J’avais aimé l’ancienne Zed, celle des courses d’obstacles, j’avais aimé son humour et ses bêtises. Elle était devenue après notre mariage une Zed aussi épouvantable que terrifiante, avec laquelle j’étais toutefois resté par respect pour sa précédente personnalité.

Et voilà qu’elle partait restaurer une sauvegarde effectuée avant de me rencontrer. Elle allait élaguer dix-huit mois de sa vie, recommencer, retourner à une version de réserve.

Je disais que ça m’avait blessé ? Ça m’a fait un mal de chien, oui.

En retournant à la station un mois plus tard, j’ai vu Zed improviser dans la sphère avec un type pourvu de trois paires de bras supplémentaires sur les hanches. Il s’est promené dans toute la sphère pendant qu’elle jouait une gigue au piano, et, quand les yeux argentés de Zed se sont posés sur moi, je n’y ai pas détecté la moindre lueur de reconnaissance. Elle ne m’avait jamais rencontré.

Je suis un peu mort moi aussi, me sortant l’incident de la tête en séjournant à Disney World, où je me suis réinventé avec un nouveau groupe d’amis, une nouvelle carrière, une nouvelle vie. Je n’ai jamais reparlé de Zed… Et surtout pas à Lil, qui n’avait vraiment pas besoin que je l’encombre de souvenirs de mes ex cinglées.

Si j’étais timbré, ce n’était pas du même genre de démence spectaculaire que Zed. Mais d’une folie lente, tourmentée, horrible qui me faisait m’aliéner mes amis, saboter mes ennemis et pousser ma compagne dans les bras de mon meilleur copain.

J’ai décidé d’aller consulter un médecin dès la fin de l’assemblée générale des adhocs consacrée à la rénovation. Il fallait que je mette de l’ordre dans mes priorités.

J’ai renfilé mes vêtements de la veille, puis gagné la gare du monorail, dans le hall principal. Le quai était bondé de visiteurs heureux, radieux, gais et prêts pour une journée d’amusement tranquille par hypermédiation. J’ai essayé de les considérer comme des individus mais, malgré tous mes efforts, ils ne cessaient de se transformer en foule, et il m’a fallu me camper fermement sur le quai pour m’empêcher de me glisser entre eux jusqu’au bord, le meilleur emplacement pour s’emparer d’une place assise.

L’AG se tenait au restaurant Sunshine Tree Terrace dans Adventureland, à quelques pas seulement de l’endroit où un assassin toujours non identifié m’avait transformé en débris ensanglantés. Les adhocs d’Adventureland étaient redevables à ceux de Liberty Square depuis mon assassinat chez eux, aussi nous avaient-ils prêté leur superbe salle de réunion, dans laquelle le soleil de Floride se déversait entre les lamelles des volets, projetant dans la pièce un mélange confus de bandes lumineuses dans lesquelles dansait la poussière. Le bruit lointain des tambours Tiki et le baratin des guides du Jungle Cruise s’insinuait dans la pièce, bourdonnement discret en provenance de deux des plus anciennes attractions du Parc.

Liberty Square comptait presque cent adhocs, pour l’essentiel des castmembers de deuxième génération aux grands sourires amicaux. Ils remplissaient entièrement la salle et ont échangé nombre de poignées de main et d’embrassades avant que la réunion puisse commencer. Je me suis félicité que la taille de la salle ne permette pas de disposer les chaises en cercle comme c’était de rigueur chez les adhocs : Lil a dû se tenir à un pupitre, imposant ainsi une once de respect.

« Salut tout le monde ! » a-t-elle lancé d’un ton enjoué. Elle avait toujours les yeux un peu bouffis d’avoir pleuré, quand on savait où regarder, mais elle excellait à faire bonne figure quelle que soit sa peine.

Les adhocs ont répondu en chœur d’un bruyant « Salut Lil ! » avant de rire de la lourdeur de leur tradition. Ah ça, on savait rigoler au Royaume Enchanté.

« Tout le monde sait pourquoi nous sommes réunis, pas vrai ? » a demandé Lil avec un sourire d’autodérision. Après tout, elle exerçait une forte pression sur eux depuis plusieurs semaines. « Quelqu’un a-t-il des questions sur les plans ? On aimerait les mettre tout de suite en application. »

Un type aux traits délibérément enfantins et sains a levé la main. Lil lui a accordé la parole d’un hochement de tête. « Quand tu dis " tout de suite ", tu veux dire… »

Je l’ai interrompu. « Ce soir. Après cette AG. Nous avons un planning de production de huit semaines, et plus vite on s’y met, plus vite on aura terminé. »

Des murmures troublés se sont élevés dans la foule. Lil m’a foudroyé du regard. J’ai haussé les épaules. La politique, ce n’était pas mon truc.

« Don, a expliqué Lil, on essaye quelque chose de nouveau, en l’occurrence, un processus vraiment léger. L’avantage, c’est qu’il prend très peu de temps. Dans deux mois, on saura si ça fonctionne pour nous. Si ce n’est pas le cas, eh bien, ça prendra deux autres mois pour faire machine arrière. Voilà pourquoi on ne prend pas autant de temps que d’habitude en planification. Il ne faudra pas cinq ans pour mettre l’idée à l’épreuve, ce qui minimise les risques. »

Une autre castmember, à l’allure franche et maternelle de quadragénaire, est intervenue : « Je suis tout à fait d’accord pour qu’on fasse vite… Dieu sait qu’on n’a pas toujours été aussi rapides. C’est le recrutement de tous ces nouveaux qui m’inquiète… Être plus nombreux ne va-t-il pas nous ralentir au moment de prendre d’autres décisions ? »

Non, ai-je pensé avec aigreur, parce que les gens que je vais faire venir ne sont pas accros aux réunions.

Lil a hoché la tête. « Bonne remarque, Lisa. Nous ferons aux téléacteurs une proposition à l’essai : ils n’obtiendront le droit de vote que si nous décidons que la rénov est un succès. »

Un autre castmember s’est levé. Je l’ai reconnu : Dave, un con corpulent et imbu de lui-même qui adorait travailler à la porte d’entrée, même s’il se plantait une fois sur deux dans son baratin. « Lillian, lui a-t-il dit en lui adressant un sourire triste, je pense que là tu fais vraiment une énorme erreur. On adore tous la Mansion et les visiteurs aussi. C’est un morceau d’histoire dont nous sommes les gardiens et non les maîtres. La changer comme ça, eh bien… » Il a secoué la tête. « Ce n’est pas la bonne manière. Si les visiteurs voulaient d’une attraction où des types sortent d’un coup de l’ombre en criant " houga-bouga ", ils iraient dans une de ces maisons des horreurs de fête foraine. La Mansion vaut mieux que ça. Je ne peux pas prendre part à un projet de ce genre. »

J’ai eu envie d’effacer à coups de poing ce sourire suffisant de son visage. J’avais soulevé mille fois une objection similaire – au sujet du travail de Debra –, et l’entendre dans la bouche de ce connard à propos du mien me faisait voir rouge et bouillir le sang.