« Écoute, ai-je dit, si on ne le fait pas, si on ne change pas les choses, quelqu’un les changera pour nous. Quelqu’un d’autre. Le problème, Dave, est de savoir si un gardien responsable se laisse déposséder de l’objet qu’il protège, ou s’il fait tout ce qu’il peut pour arriver à le protéger correctement. Un bon gardien ne se cache pas la tête dans le sable comme une autruche. »
Je voyais bien que je ne n’arrangeais rien. L’humeur générale s’assombrissait, les visages se marquaient. J’ai résolu de ne plus prendre la parole avant la fin de l’AG, quelle que soit la provocation.
Lil a adouci mes remarques et répondu à une dizaine d’autres. Ça m’a donné l’impression que les objections allaient durer tout l’après-midi, toute la nuit et toute la journée du lendemain, si bien que je me suis senti à la fois nauséeux, malheureux et sur les nerfs, à regarder Lil, son sourire tracassé et sa manière nerveuse de se lisser les cheveux sur les oreilles.
Elle a enfin mis la question au vote. La tradition voulait que les votes soient recueillis en secret et récapitulés publiquement sur les canaux de données. Tous les adhocs ont semblé regarder dans le vague en affichant des VTH pour assister à l’évolution des résultats au fil du vote. Étant hors ligne, je n’ai pu ni voter ni suivre celte évolution.
Lil a fini par lâcher un soupir de soulagement et a souri en se mettant les mains dans le dos.
« Entendu ! a-t-elle lancé par-dessus le brouhaha de la foule. Au travail. »
En me levant, j’ai remarqué que Dan et Lil se regardaient dans les yeux, d’un regard significatif entre nouveaux amants, et j’ai vu rouge. Littéralement. Ma vision s’est teintée de rose et un stroboscope s’est déclenché aux limites de mon champ de vision. J’ai lourdement avancé de deux pas dans leur direction et ouvert la bouche pour leur lancer une horreur, mais il n’en est sorti que « Ouaaagh ». Mon flanc droit s’est engourdi, ma jambe s’est dérobée sous moi et je me suis écroulé par terre.
Les rais de lumière venus des volets se sont frayés un chemin jusque sur ma poitrine tandis que j’essayais de me redresser sur le bras gauche, puis tout a sombré dans l’obscurité.
Je n’étais pas cinglé, finalement.
Le bureau du docteur, dans l’infirmerie sur Main Street, était propre, blanc et décoré de posters de Jiminy Cricket en blouse de docteur, un stéthoscope trop grand autour du cou. Je suis revenu à moi sur une couchette dure, avec sur le mur au-dessus de ma tête une affiche me rappelant de faire vérifier ma dentition deux fois par an, nom d’une canine ! En voulant lever les mains pour masquer la lumière trop forte et cette affiche trop guillerette, je me suis aperçu ne pas pouvoir bouger les bras. Une enquête complémentaire a révélé que j’étais sanglé par un système à quatre points d’attache.
« Ouaaagh », ai-je répété.
Le visage inquiet de Dan est entré dans mon champ de vision, ainsi qu’un médecin à l’air grave de soixante-dix ans d’âge apparent, avec un visage rassurant plein de pattes-d’oie et de rides, dans le plus pur style Norman Rockwell.
« Content de te revoir, Julius, a-t-il dit d’une voix aussi amicale que son visage. Je suis le Dr Pete. » Malgré mes récentes désillusions avec les conneries castmembers, son numéro m’a paru réconfortant.
Je me suis laissé retomber sur la couchette pendant que le docteur me projetait de la lumière dans les yeux et consultait divers appareils de diagnostic. J’ai supporté tout ça dans un silence stoïque, trop déconcerté par mes horribles « Ouaaagh » pour oser parler à nouveau. Le docteur m’informerait du problème quand il y serait disposé.
« Faut-il encore le garder attaché ? » a demandé Dan, et j’ai secoué la tête avec force. Je connaissais de meilleures distractions que de rester ligoté.
Le médecin a eu un sourire affable. « Je pense qu’il vaut mieux, pour le moment. Ne t’inquiète pas, Julius, on va vite te remettre sur pied. »
Dan a protesté, mais seulement jusqu’à ce que le docteur menace de le faire sortir. Il m’a ensuite pris la main.
Mon nez me démangeait. J’ai essayé de ne pas y penser, mais ç’a empiré au point que je n’ai plus pu penser qu’à cette démangeaison brûlante me chatouillant le bout du museau. J’ai désespérément plissé le visage et tiré sur mes sangles. Remarquant du coin de l’œil mes gesticulations, le docteur Pete m’a délicatement gratté le nez de son doigt ganté. Ce qui m’a procuré un formidable soulagement. J’ai espéré que mes roubignoles ne me démangeraient pas de sitôt.
Le médecin a fini par approcher une chaise et faire en sorte de soulever la tête du lit à un niveau me permettant de le regarder en face.
« Eh bien, a-t-il dit en se frottant le menton, Julius, tu as un problème. Ton ami ici présent m’informe que tes systèmes sont hors ligne depuis plus d’un mois. Je ne t’apprendrais rien en te disant qu’il aurait mieux valu pour toi venir me voir tout de suite.
« Mais comme tu ne l’as pas fait, la situation s’est dégradée. » Il a désigné du menton les admonestations de Jiminy Cricket : Allez donc voir votre médecin ! « C’est un bon conseil, fiston, mais bref, ce qui est fait est fait. Je vois que tu as restauré une sauvegarde il y a environ huit semaines. Je ne peux en être certain sans tests complémentaires, mais je pense qu’on t’a installé à ce moment-là une interface cerveau/machine défectueuse qui n’a cessé de se détériorer depuis, avec des ratés et des réinitialisations incessantes. Les arrêts constituent un mécanisme de protection conçu pour éviter le genre de crise dont tu as souffert cet après-midi. Quand l’interface détecte un dysfonctionnement, elle s’éteint et lance un diagnostic pour essayer de se réparer avant de revenir en ligne.
« C’est parfait pour les petits soucis, mais dans un cas comme le tien ça ne convient pas du tout. L’interface s’est progressivement détériorée et finira tôt ou tard par provoquer de sérieux dégâts.
— Ouaaagh ? » ai-je demandé… Je voulais dire : Très bien, mais qu’est-ce qui ne va pas avec ma bouche ?
Le médecin a mis son doigt sur mes lèvres. « N’essaye pas. L’interface s’est bloquée, et elle a bloqué avec elle une partie de tes processus nerveux volontaires. Avec le temps, elle finira sans doute par s’éteindre, mais pour l’instant inutile de se fatiguer. Si on t’a attaché, c’est parce que tu t’agitais assez violemment quand on t’a amené ici et qu’on craignait que tu te blesses. »
Elle finira sans doute par s’éteindre ? Mon Dieu. Je pourrais bien me retrouver coincé ainsi pour toujours. Je me suis mis à trembler.
Le docteur m’a calmé en me caressant la main et en a profité pour me plaquer un transdermique sur le poignet. La panique a reflué dès que le calmant du transdermique s’est infiltré dans mon système sanguin.
« Allons, allons, a-t-il dit. Il n’y a là rien de permanent. Nous pouvons te faire pousser un nouveau clone et te rafraîchir à partir de ta dernière sauvegarde. Qui remonte malheureusement à plusieurs mois. Si nous avions détecté le problème plus tôt, nous aurions peut-être pu pratiquer une nouvelle sauvegarde, mais étant donné la dégradation dont tu as fait preuve jusqu’à ce jour… Eh bien, ça ne servirait à rien. »
Mon cœur a battu très fort. J’allais perdre deux mois… les perdre complètement, comme s’ils n’avaient jamais existé pour moi. Mon assassinat, le nouveau Hall Of Presidents, mon indigne attentat contre ce dernier, les disputes avec Lil, Lil et Dan, l’assemblée générale. Mes plans pour la rénovation ! Je serai débarrassé du tout jusqu’au dernier moment, bon ou mauvais.