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Je ne pouvais pas. J’avais une rénovation à mener à bien, et moi seul comprenais de quelle manière il fallait s’y prendre. Si je cessais un seul instant de les harceler, les adhocs reviendraient certainement à leurs vieilles habitudes sans risque. Ils pourraient même abandonner la rénovation à mi-parcours, interrompre le processus pour un audit interminable, présenter leur gorge à couper à Debra.

Je refusais qu’on me restaure d’une sauvegarde.

J’ai subi deux autres attaques avant que l’interface finisse par abandonner et s’éteindre. Je me souviens de la première, mélange confus de flashes aveuglants, de convulsions incontrôlables et de goût de cuivre dans la bouche, mais la seconde s’est produite sans me tirer d’une profonde inconscience.

Lorsque je suis revenu à moi, à nouveau dans l’infirmerie, Dan était encore là, avec une barbe d’un jour et de nouvelles rides d’inquiétude aux coins de ses yeux récemment rajeunis. Le docteur est entré en secouant la tête.

« Eh bien, il semble que le plus gros soit passé. J’ai préparé les formulaires pour le rafraîchissement et le nouveau clone sera prêt dans une heure ou deux. Je pense qu’un puissant calmant s’impose en attendant. Une fois la restauration complète, nous retirerons ce corps de la circulation et tout ne sera plus que de l’histoire ancienne. »

Retirer ce corps de la circulation ? Me tuer, oui, voulait-il dire.

« Non », ai-je dit. J’ai frissonné dans mes sangles : j’avais retrouvé l’usage de ma voix !

« Oh, allons, enfin. » Le docteur a abandonné son comportement aimable usuel pour laisser transparaître son exaspération. « Il n’y a pas d’autres solutions. Si tu étais venu me voir tout de suite, eh bien, nous aurions eu d’autres possibilités. Tu ne peux l’en prendre qu’à toi.

— Non, ai-je répété. Pas maintenant. Je ne signerai pas. »

Dan a posé sa main sur la mienne. J’ai essayé de me dérober, mais les sangles et sa poigne m’immobilisaient. « Il faut que tu le fasses, Julius. C’est la meilleure solution.

— Je ne vais pas vous laisser me tuer », ai-je dit, les dents serrées.

Il avait des cals au bout des doigts, rendus rugueux par des efforts bien supérieurs à ce qu’exigeait son devoir.

« Personne ne va te tuer, fiston », a dit le docteur. Fiston, fiston, fiston. Qui savait son âge réel ? Il pouvait avoir dix-huit ans, pour ce que j’en savais. « Bien au contraire : nous te sauvons. Si tu continues comme ça, ça ne fera qu’empirer. Les attaques, l’effondrement mental, tout le ciboulot qui ramollit. Ne me dis pas que c’est ce que tu veux. »

J’ai repensé à la spectaculaire transformation de Zed en cinglée. Non, bien sûr que non. « Je me fous de l’interface. Il n’y a qu’à me l’enlever. Je ne peux pas faire ça maintenant. » J’ai avalé ma salive. « Plus tard. Après la rénov. Dans huit semaines. »

Quelle ironie ! Une fois que le docteur a compris que je ne plaisantais pas, il a fait sortir Dan et révulsé les yeux le temps de passer un appel. J’ai vu sa gorge se contracter au fil de ses subvocalisations. Il m’a abandonné toujours sanglé à la couchette.

Il n’y avait pas de pendule dans l’infirmerie et j’étais privé de mon horloge interne, aussi cela a-t-il pu durer dix minutes ou cinq heures. On m’avait posé un cathéter, mais je ne m’en suis pas aperçu avant d’être saisi d’une envie pressante.

À son retour, le docteur tenait un petit appareil que j’ai reconnu tout de suite : un pistolet ORHE.

Oh, il n’était pas du même modèle que celui m’ayant servi au Hall Of Presidents, mais plus petit, mieux fait, d’une conception précise caractéristique d’un outil chirurgical. Le docteur m’a regardé, les sourcils levés. « Tu connais », a-t-il déclaré d’un ton impassible. Il sait, il sait, pour le Hall Of Presidents, ai-je bafouillé dans un recoin obscur de mon cerveau. Mais il ne savait rien. Cet épisode était verrouillé dans mon esprit, invulnérable à la sauvegarde.

« Je connais, ai-je confirmé.

— Celui-ci est extrêmement puissant. Il va pénétrer le blindage de l’interface et la faire fondre. A priori sans te transformer en légume. Je ne peux rien de mieux. En cas d’échec, nous restaurerons ta dernière sauvegarde. Il faut que tu signes le formulaire de consentement avant que je m’en serve. » Il avait abandonné tout simulacre d’affabilité et ne se donnait pas la peine de déguiser son dégoût. Je me débarrassais du miracle de la Société Bitchun, de ce qui avait rendu quasi obsolète la profession médicale : pourquoi s’embêter avec de la chirurgie quand on pouvait faire pousser un clone et restaurer une sauvegarde dans ce nouveau corps ? Certaines personnes changeaient de corps juste pour se débarrasser d’un rhume.

J’ai signé. Le docteur a poussé mon brancard roulant dans le fracas et le ronronnement des utilidors avant de le placer sur un wagonnet à marchandises qui allait au bâtiment d’Imagineering et, de là, à une grosse cage de Faraday à découvert. J’aurais dû m’en douter : utiliser des ORHE sur moi mettrait hors service tous les appareils électroniques du voisinage. Il fallait me mettre sous protection avant de presser la détente.

Le docteur a posé le pistolet sur ma poitrine puis desserré mes sangles. Il a refermé la cage et reculé jusqu’à la porte du labo, près de laquelle il a décroché un lourd tablier et un casque à visière de protection.

« Quand je serai dehors, braque-le sur ton crâne et presse la détente. Je reviens dans cinq minutes. Dès mon entrée, pose le pistolet par terre et n’y touche plus. Il est à usage unique, mais je n’ai aucune envie de découvrir que je me trompe. »

Il a refermé la porte. J’ai pris le pistolet à la main. Il était lourd, dense d’énergie stockée, avec une extrémité en creux parabolique pour mieux concentrer son cône.

J’ai levé le pistolet jusqu’à ma tempe, contre laquelle je l’ai appuyé. Mon pouce a trouvé la protubérance servant de détente.

J’ai marqué un temps d’arrêt. Ça n’allait pas me tuer, mais pourrait bloquer l’interface à jamais, me paralysant, me transformant en un cinglé convulsif. J’ai compris que je n’aurais jamais le cran de presser la détente. Le docteur devait le savoir aussi… c’était sa manière de me convaincre de procéder à cette restauration.

J’ai ouvert la bouche pour l’appeler, et il en est sorti « Ouaaagh ! ».

La crise a commencé. Mon bras a tressauté et mon pouce a enfoncé la détente. Il y a eu un goût d’ozone. La crise a cessé.

Je n’avais plus d’interface.

Le docteur avait l’air revêche et tendu quand il m’a vu m’asseoir sur le brancard roulant en me frottant les biceps. Il a sorti un outil de diagnostic portable qu’il m’a pointé sur le crâne avant de déclarer morte la moindre parcelle de microcircuit numérique qu’il contenait. Pour la première fois depuis mes vingt ans, je n’étais, sur le plan technologique, pas plus avancé que la nature m’avait créé.

Les convulsions m’avaient laissé des contusions violettes aux poignets et aux chevilles à l’emplacement des sangles. Je me suis traîné sans aide hors de la cage de Faraday puis du labo, mais j’ai à peine eu la force d’aller plus loin : mes muscles se plaignaient des exercices isométriques que mes crises leur avaient imposés contre ma volonté.

Dan attendait dans l’utilidor, somnolant accroupi contre le mur. Le docteur l’a secoué et Dan a relevé la tête d’un coup, tandis que d’un réflexe rapide comme l’éclair sa main venait saisir celle du médecin. Dans notre Royaume Enchanté, on oubliait facilement l’ancien travail de Dan, mais quand il s’est ainsi emparé d’un geste précis du bras du docteur tout en bondissant sur ses pieds, le regard dur et alerte, je m’en suis souvenu. Mon vieux pote, le héros d’aventures.