Je n’avais pas pensé à ça. Rendre publique l’activité des adhocs était tabou à l’intérieur du Parc, aussi ne m’était-il pas venu à l’idée que les nouveaux castmembers recrutés par nos soins voudraient tout enregistrer dans le moindre détail avant de le mettre en ligne sur le Réseau, histoire de récupérer un paquet de whuffie.
« Je peux arrêter », a proposé Kim. Comme elle semblait ennuyée, j’ai vraiment commencé à comprendre l’importance de la Mansion pour ceux que nous recrutions et à quel point ce que nous leur proposions relevait du privilège.
« Inutile, ai-je décidé. Montrons au monde notre manière de travailler. »
Nous sommes descendus avec Kim par un utilidor pour nous rendre dans la salle des costumes. Elle y est arrivée à moitié nue, arrachant littéralement ses vêtements dans sa hâte de jouer un personnage. Sonya, une adhoc de Liberty Square que nous avions affectée aux costumes, lui en avait déjà préparé un, une tenue pourrissante de bonne avec une ceinture à outils démesurée.
Nous avons laissé Kim sur l’échafaudage, où elle appliquait d’une truelle énergique un substitut de ciment à base d’eau sur le mur, avant de l’enlever et de recommencer le processus à un autre endroit. La tâche me semblait ennuyeuse, mais il faudrait sans doute y arracher Kim le moment venu.
Nous avons repris notre exploration du Réseau, à la recherche du prochain candidat.
À l’heure du déjeuner, nous avions dix nouveaux castmembers en train de s’activer sur l’échafaudage avec une perceuse, un marteau ou une truelle, de pousser des brouettes noires, de chanter « Grim Grinning Ghosts » et, dans l’ensemble, de s’éclater comme des bêtes.
« Ça suffira », ai-je affirmé à Dan. J’étais épuisé et trempé de sueur, et le transdermique me démangeait sous mon costume. Malgré l’euphorisant qui circulait dans mon système sanguin, je ressentais un soupçon de mauvaise humeur peu convenable pour un castmember. J’avais besoin de passer hors scène.
Soutenu par Dan, je me suis éloigné en boitillant. « C’était une idée géniale, Julius. Vraiment », m’a-t-il murmuré à l’oreille au moment où nous atteignions l’utilidor.
Le cœur empli de fierté, j’ai pris un wagonnet avec lui jusqu’à l’Imagineering. Suneep avait affecté trois de ses assistants à la première génération de robots de téléprésence mobiles pour l’extérieur de l’attraction et promis un prototype dans l’après-midi. Les robots ne posaient guère de problèmes – il s’agissait en fait de matériel standard –, mais on ne pouvait en dire autant des costumes et de la cinématique. Penser à ce que Suneep allait inventer avec sa bande de super-génies hypercréatifs m’a un peu déridé, tout comme me trouver hors de vue du public.
On aurait dit qu’une tornade avait traversé le labo de Suneep. Des groupes d’Imagineers entraient ou sortaient avec des gadgets ésotériques, ou discutaient en petits comités dans les coins tout en criant ce qu’affichait leur VTH. Au milieu de ce maelstrôm, Suneep semblait refréner à grand-peine une envie de crier « Youpi ! ». De toute évidence, il était dans son élément.
Il a ouvert les bras en nous voyant, les a écartés pour englober tout ce chaos dément et bredouillant. « Quelle merveilleuse floumgouberie ! a-t-il crié pour se faire entendre dans le vacarme.
— En effet, lui ai-je accordé. Le prototype avance ? »
Suneep a eu un geste distrait, ses doigts trapus décrivant des banalités dans l’atmosphère. « Chaque chose en son temps, chaque chose en son temps. J’ai mis cette équipe au travail sur autre chose, une routine cinématique pour une catégorie de fantômes volants gardés en sustentation par des poches de gaz… silencieux et effrayants. C’est de la vieille technologie d’espionnage, et ça se met magnifiquement en place ! Regarde ! » Il a pointé le doigt vers moi en projetant des données dans ma direction, j’imagine.
« Je suis hors ligne », lui ai-je gentiment rappelé.
Il s’est frappé le front, a pris une seconde pour écarter les cheveux retombés sur son visage et m’a adressé un geste d’excuse. « Ah oui, bien sûr. Tiens ! » Il a déroulé un écran à cristaux liquides qu’il m’a tendu. Un vol de fantômes a dansé sur l’écran, avec la scène de la salle de bal comme décor. Plus amusants qu’effrayants, ils étaient thématiquement cohérents avec les fantômes actuels de la Mansion et leurs visages me disaient quelque chose. En regardant autour de moi dans le labo, j’ai réalisé qu’ils caricaturaient ceux de divers Imagineers.
« Ah ! Tu as remarqué, a dit Suneep en se frottant les mains. Excellente plaisanterie, non ?
— Super, ai-je pris soin de répondre. Mais il me faut vraiment quelques robots en service demain soir, Suneep. On en a discuté, tu te souviens ? »
L’absence de robots de téléprésence limiterait mon recrutement aux fans du genre de Kim, ceux habitant la région. J’avais des projets de plus grande envergure.
Suneep a eu l’air déçu. « Bien entendu. On en a discuté. Je n’aime pas interrompre mon équipe quand elle a de bonnes idées, mais il y a un temps pour tout. Je la mets immédiatement dessus. Tu peux compter sur moi. »
Dan s’est retourné pour accueillir quelqu’un, aussi l’ai-je imité pour voir de qui il s’agissait. Lil. Bien entendu. La fatigue lui faisait des yeux de raton laveur. Elle a tendu la main vers celle de Dan et s’est ravisée en m’apercevant.
« Salut les gars ! a-t-elle lancé avec une nonchalance étudiée.
— Oh, bonjour ! » a répondu Suneep.
Il a pointé et plié le doigt dans sa direction – pour les fantômes volants, me suis-je dit. Les yeux de Lil se sont révulsés un instant, puis elle lui a adressé un signe de tête épuisé.
« Très bon, a-t-elle estimé. Je viens d’avoir des nouvelles de Lisa : les équipes d’intérieur sont dans les temps. Ils ont démantelé la plus grande partie des Animatroniques et ils sont en train de descendre le verre de la salle de bal. » On faisait apparaître les fantômes de cette pièce grâce à une énorme plaque de verre poli la coupant latéralement. Comme la plaque était trop grande pour qu’on la déplace en un seul morceau, on avait construit la Mansion autour. « Ils disent qu’il leur faudra deux jours pour le découper et le préparer à l’enlèvement. »
Nous avons senti descendre un silence gêné que le vacarme des Imagineers a aussitôt envahi.
« Tu dois être vannée, a fini par dire Dan.
— Et pas qu’un peu », ai-je répondu au moment où Lil disait : « Je suppose, oui. »
Elle et moi avons eu un sourire triste. Suneep nous a serrés dans ses bras, Lil et moi. Il dégageait une odeur exotique, cocktail de lubrifiant industriel, d’ozone et de fatigue.
« Vous devriez rentrer vous faire un petit massage, tous les deux, nous a-t-il dit. Vous méritez un peu de repos. »
Dan a croisé mon regard et secoué la tête en signe d’excuses. Je me suis extrait de l’étreinte de Suneep en le remerciant tranquillement, avant de m’éclipser pour m’accorder un bain chaud et quelques heures de sommeil au Contemporary.
Je suis revenu à la Mansion au coucher du soleil. Il faisait assez frais pour que je passe par l’extérieur, le costume roulé dans un sac à bandoulière, au lieu d’utiliser le confort climatisé et cliquetant des utilidors.
Le corps rafraîchi par la brise, j’ai soudain ressenti une irrésistible envie d’un temps authentique, du genre de climat dans lequel j’avais grandi à Toronto. On était en octobre, pour l’amour du ciel, et toute une vie de conditionnement me disait qu’on était en mai. Je me suis arrêté le temps de m’appuyer quelques instants à un banc, les yeux fermés. Spontanément, et avec la même netteté que sur une VTH, j’ai vu High Park à Toronto, revêtu de ses couleurs d’automne, d’ardents rouges et oranges, de teintes de conifères et de marron terreux. J’avais vraiment besoin de vacances.