En ouvrant les yeux, je me suis rendu compte que je me trouvais devant le Hall Of Presidents, dont la file d’attente passait devant moi pour s’étirer loin, très loin. Un rapide calcul mental m’a conduit à siffler entre mes dents : le nombre de personnes dans la file remplirait cinq ou six fois l’attraction… ce qui représentait au moins une heure d’attente. Le Hall n’attirait jamais autant de monde. Vêtue de vichy, Debra travaillait au tourniquet. Elle a croisé mon regard et m’a adressé un signe de tête assez sec.
Je suis parti vers la Mansion. Un chœur de zombies à la démarche traînante – des nouvelles recrues – s’était formé devant l’entrée, où il interprétait « Grim Grinning Ghosts » avec une nouvelle structure de chant/contre-chant. Quelques visiteurs chantaient avec eux, cédant à l’insistance des recrues perchées sur l’échafaudage.
« Eh bien, au moins, de ce côté-là, tout va bien », ai-je grommelé in petto. Et tout allait bien, en effet, à ceci près que je voyais, un peu à l’écart, des membres de l’adhoc nous observer, et pas avec bienveillance. Les fans les plus monomaniaques, s’ils permettent de juger la popularité d’une attraction, sont aussi assez chiants. Ils fredonnent la bande-son en silence, piquent des souvenirs et cherchent à frimer en vous harcelant de questions obséquieuses. Avec le temps, même le plus jovial des castmembers en vient à perdre patience, à les détester automatiquement.
Les adhocs de Liberty Square qui travaillaient sur la Mansion, après avoir été conduits à approuver une rénov et obligés d’y participer, devaient maintenant subir ces mégafans crâneurs. Si j’avais été là quand ça avait commencé – et non dans les bras de Morphée –, peut-être aurais-je pu défroisser leurs ego, mais je me demandais maintenant s’il n’était pas trop tard.
Il ne me restait plus qu’à essayer. Je me suis glissé dans un utilidor où j’ai enfilé mon costume avant de revenir en scène. Je me suis joint avec enthousiasme aux chanteurs, en allant jusqu’aux adhocs pour les faire participer, de gré ou de force.
Le temps que le chœur se retire, suant et épuisé, un groupe d’adhocs se tenait prêt à le remplacer, et j’ai escorté mes recrues dans une salle de repos hors scène.
Suneep n’a pas livré les prototypes de robots avant la semaine suivante, en me prévenant de surcroît qu’il aurait besoin d’une semaine supplémentaire pour me fournir ne serait-ce que cinq exemplaires de production. Il ne l’a pas dit, mais j’ai eu l’impression que son équipe, ravie de pouvoir travailler sans supervision des adhocs, échappait à tout contrôle. Nerveux, agité, Suneep lui-même semblait presque à bout. Je n’ai pas insisté.
De toute manière, j’avais des problèmes de mon côté. Les nouvelles recrues se multipliaient. J’avais fait installer un terminal dans ma chambre d’hôtel pour continuer à surveiller la manière dont les fans réagissaient à la rénov. Kim et ses collègues des environs engrangeaient des millions de visites par jour, accumulant du whuffie de la part de fans envieux qui, un peu partout dans le monde, se connectaient pour suivre leurs activités sur l’échafaudage.
Ce qui était conforme au plan. Le plan n’avait par contre pas prévu que les nouvelles recrues procèdent à leur propre recrutement, invitant leurs e-potes à descendre en Floride et les hébergeant sur leurs canapés ou dans leurs chambres d’amis, et viennent me demander de les enrôler.
Lorsque c’est arrivé pour la dixième fois, je suis allé parler à Kim dans la salle de repos. Son gosier s’activait, ses yeux parcouraient des mots invisibles à mi-distance. Elle devait sûrement rédiger un autre billet haletant pour expliquer à quel point il était merveilleux de travailler à la Mansion. « Salut, ai-je lancé. Tu as une minute à me consacrer ? »
Elle a levé l’index puis, un instant plus tard, m’a décoché un sourire radieux.
« Salut Julius ! Bien sûr !
— Si tu te changeais, qu’on puisse discuter en se promenant dans le Parc ? »
Kim portait son costume aussi souvent et aussi longtemps que possible. J’avais dû insister assez fermement pour qu’elle le fasse laver le soir au lieu de le porter chez elle.
Elle est passée à contrecœur au vestiaire revêtir sa pèlerine. Nous avons emprunté l’utilidor conduisant à la sortie de Fantasyland, où nous avons louvoyé entre les enfants accompagnés d’adultes qui, en cette fin d’après-midi, se précipitaient afin de former de longues files d’attente pour Blanche-Neige, Dumbo et Peter Pan.
« Tu te plais, ici ? » ai-je demandé à Kim.
Elle a eu un petit sursaut. « Oh, Julius, je vis les meilleurs jours de ma vie, promis ! Un rêve devenu réalité. Je rencontre un tas de personnes intéressantes et je me sens vraiment créative. Et puis je meurs d’envie d’essayer les équipements de téléprésence.
— Eh bien, je suis vraiment content de ce que toi et tes amis faites ici. Vous travaillez dur, vous produisez un bon spectacle. Et les chansons que vous avez mises au point me plaisent. »
Un de ces passements de pied à double rotule qu’on voyait désormais dans presque toutes les vids d’action l’a soudain placée devant moi, la main sur mon épaule, à me regarder dans les yeux.
« Un problème, Julius ? m’a-t-elle demandé d’un air grave. Parce que dans ce cas je préférerais qu’on en discute, au lieu de papoter. »
J’ai souri et lui ai ôté la main de mon épaule. « Quel âge as-tu, Kim ?
— Dix-neuf ans. Quel est le problème ? » Dix-neuf ans ! Mon Dieu, pas étonnant qu’elle soit si versatile. Et moi, alors, quelle est mon excuse ?
« Il n’y en a pas, Kim, je voulais juste discuter d’un truc avec loi. Les personnes que toi et les autres avez fait venir travailler avec moi sont vraiment d’excellents castmembers.
— Mais ?
— Mais nos ressources sont limitées. Les journées sont trop courtes pour que j’arrive à superviser les nouveaux, la rénov et le reste. Sans compter que jusqu’à la réouverture de la Mansion on n’a guère besoin de figurants. Je ne voudrais pas qu’on mette quelqu’un sur scène sans formation convenable, ou qu’on se retrouve à court d’uniformes ; je ne voudrais pas non plus que des gens fassent tout le voyage jusqu’ici pour s’apercevoir qu’on n’a pas de travail pour eux. »
Elle a eu l’air soulagé. « C’est tout ? Ne t’inquiète pas. J’ai discuté avec Debra, au Hall Of Presidents, et elle m’a dit pouvoir occuper tous ceux qu’on ne pourrait pas prendre à la Mansion… On peut même alterner entre les deux ! » De toute évidence, elle se félicitait de sa prévoyance.
Mes oreilles ont bourdonné. Debra avait toujours une longueur d’avance sur moi. Elle devait même avoir suggéré à Kim de procéder à des recrutements supplémentaires. Elle accueillerait les gens venus travailler à la Mansion, les convaincrait que les adhocs de Liberty Square les avaient injustement traités et les enrôlerait dans sa petite usine à whuffie pour mieux s’emparer de la Mansion, du Parc, de tout Walt Disney World.
« Oh, je ne pense pas qu’on en arrivera là, ai-je pris soin de répondre. Je ne doute pas qu’on trouvera du boulot pour tout le monde à la Mansion. Plus on est de fous, plus on rit. »
Kim a penché la tête d’un air perplexe, mais n’a rien dit. Je me suis mordu la langue. La douleur m’a ramené à la réalité et je me suis mis à penser production de costumes, plannings de formation et répartition de couchettes. Mon Dieu, si seulement Suneep pouvait terminer les robots !