« Merci de m’avoir écoutée. Il faut que j’aille retrouver mon équipe, maintenant. »
Elle a abandonné le pupitre et quitté la salle sous un tonnerre d’applaudissements.
Lil a attendu qu’il s’éteigne pour reprendre la parole : « Bon, nous avons du travail, nous aussi. J’aimerais tout d’abord vous demander une faveur. Je voudrais que nous gardions pour nous les détails de l’incident de la nuit dernière. Mettre les visiteurs et le monde entier au courant de cette sale petite affaire ne fera du bien à personne. Nous sommes tous d’accord sur ce point ? »
Il y a eu un instant de silence pendant que les résultats s’affichaient sur les VTH, puis Lil leur a adressé un sourire resplendissant. « Je savais que vous accepteriez. Merci à tous. Au boulot. »
J’ai passé la journée dans ma chambre d’hôtel à surfer mollement sur mon terminal. Lil m’avait fait comprendre de manière très claire, après l’AG, de ne pas me montrer dans le Parc avant d’avoir « reçu de l’aide », quoi que ça puisse vouloir dire.
À midi, la nouvelle avait filtré dans le grand public. Difficile de déterminer précisément l’origine de la fuite, mais elle semblait se situer du côté des nouvelles recrues. L’une d’elles avait raconté à ses e-potes le drame survenu à Liberty Square en mentionnant mon nom.
Deux sites disaient déjà du mal de moi et je m’attendais à ce que d’autres en fassent bientôt autant. J’avais clairement besoin d’aide.
J’ai alors pensé à partir, à tout abandonner, à quitter Walt Disney World pour recommencer une fois de plus ma vie, sans whuffie ni souci.
Ce qui n’aurait pas été si terrible. J’avais déjà souffert d’un déficit de réputation, il n’y avait pas si longtemps. Quand on était devenus copains, Dan et moi, à l’époque de l’université de Toronto, j’étais au centre de pas mal de sentiments ambivalents, et aussi pauvre en whuffie qu’on pouvait l’être.
Je dormais sur le campus dans un petit cercueil doté d’une climatisation irréprochable. C’était exigu et morne, mais j’avais un accès gratuit au réseau et largement de quoi m’occuper. Quand je ne pouvais pas obtenir une table au restaurant, rien ne m’empêchait de faire la queue à n’importe lequel des synthétiseurs de la ville pour obtenir ce que je voulais manger et boire au moment où je le voulais. Comparé aux 99,99999 % des humains ayant vécu depuis le début des temps, je jouissais d’un luxe sans égal.
Même selon les standards de la Société Bitchun, je n’étais pas vraiment une exception. Le nombre d’individus peu estimés en circulation était considérable, et ces gens-là s’en sortaient très bien, traînant dans les parcs, débattant, lisant, montant des pièces de théâtre, jouant de la musique.
Bien entendu, ce n’était pas la vie que je menais. J’avais Dan avec qui copiner, Dan, un individu exceptionnel à haut whuffie prêt à fraterniser avec un couillon comme moi. Il m’invitait à déjeuner à des cafés avec terrasse, m’offrait des concerts au SkyDome, descendait en flammes les morveux qui ricanaient du niveau de mon whuffie. La compagnie de Dan m’obligeait à réévaluer en permanence mes convictions en ce qui concernait la Société Bitchun, et je n’avais jamais vécu de moments plus touchants et plus stimulants sur le plan intellectuel.
J’aurais pu quitter le Parc, partir en temps mort dans n’importe quel coin du monde, recommencer de zéro. J’aurais pu tourner le dos à Dan, à Debra, à Lil et à tout ce gâchis.
Je ne l’ai pas fait.
J’ai appelé le médecin.
8
Le docteur Pete a répondu à la troisième sonnerie, en mode audio seulement. J’ai entendu des pleurs d’enfants, habituel fond sonore de l’infirmerie du Royaume Enchanté.
« Salut, toubib.
— Bonjour, Julius. Que puis-je pour toi ? » Sous le vernis d’amabilité professionnelle du médecin et du castmember, j’ai décelé de l’irritation.
Faire que tout aille à nouveau bien. « Je ne sais pas trop. Je voulais te demander s’il serait possible d’en discuter ensemble. J’ai de sacrés problèmes.
— Je finis mon service à cinq heures. Ça peut attendre jusque-là ? »
J’ignorais complètement si j’aurais encore le courage de le voir à cette heure-là. « Je ne pense pas… j’espérais te voir tout de suite.
— S’il s’agit d’une urgence, je peux t’envoyer une ambulance.
— C’est une urgence, mais pas au sens médical. J’ai besoin d’en discuter face à face. Je t’en prie. »
Il a soupiré d’une manière peu convenable pour un médecin et un castmember. « Julius, j’ai des trucs importants à faire, ici. Tu es sûr de ne pas pouvoir patienter ? » J’ai ravalé un sanglot. « Certain, docteur.
— Très bien. Tu arrives quand ? »
Lil avait clairement spécifié qu’elle ne voulait pas de moi dans le Parc. « Tu pourrais venir me voir ? Je ne peux pas vraiment me déplacer. Je suis au Contemporary, tour B, chambre 2334.
— Je ne fais guère de visites à domicile, fiston.
— Je sais, je sais. » Le ton misérable de ma voix me déplaisait souverainement. « Pourrais-tu faire une exception pour moi ? Je ne sais pas à qui d’autre m’adresser.
— J’arrive dès que possible. Il faut que je trouve quelqu’un pour me remplacer. Que cela reste une exception, d’accord ? »
J’ai soupiré de soulagement : « Promis. » Il a abruptement coupé la communication et je me suis retrouvé à appeler Dan. « Oui ? a-t-il demandé d’un ton prudent.
— Le docteur Pete vient me voir, Dan. J’ignore s’il peut m’aider… si qui que ce soit peut m’aider, d’ailleurs. Je voulais juste te tenir au courant. »
Sa réponse m’a surpris et rappelé pourquoi il restait mon ami malgré tout. « Tu veux que je vienne ?
— Ce serait très gentil, ai-je tranquillement répondu. Je suis à l’hôtel.
— Donne-moi dix minutes », a-t-il dit avant de raccrocher.
Il m’a retrouvé sur mon balcon, d’où je regardais le Château et les sommets de Space Mountain. Sur ma gauche s’étalaient les eaux scintillantes du Seven Seas Lagoon, sur ma droite, d’impeccables kilomètres de la Propriété. Le soleil me chauffait la peau, le vent m’apportait de vagues restes de rires joyeux et les fleurs étaient écloses. À Toronto, j’aurais eu de la pluie glacée, des bâtiments gris, le bruit du transport urbain rapide (un monorail est passé en chuintant) et le visage dur de l’anonymat. Ça me manquait.
Dan a tiré une chaise près de moi et s’est assis sans un mot. Nous avons longuement profité de la vue.
« Incroyable, hein ? ai-je fini par lancer.
— J’imagine, a-t-il répondu. Julius, je voulais te dire un truc avant l’arrivée du médecin.
— Vas-y.
— C’est fini entre Lil et moi. Ça n’aurait jamais dû commencer et je ne suis pas fier de moi. Vous alliez peut-être vous séparer, ce ne sont pas mes affaires, mais je n’avais pas le droit de précipiter les choses.
— D’accord. »
J’étais trop vidé pour ressentir une émotion.
« J’ai pris une chambre ici et déménagé mes affaires.
— Lil réagit comment ?
— Oh, elle me prend pour un vrai salaud. Elle doit avoir raison.
— Elle doit avoir en partie raison », ai-je rectifié.
Il m’a donné une petite tape sur l’épaule.
« Merci. »
Nous avons attendu ensemble et en silence l’arrivée du médecin.