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« C’est Dan. » J’entendais en fond sonore le bruit du Parc tournant à plein régime : les rires des enfants, les brillants laïus enregistrés des Animatroniques, le piétinement de milliers de chaussures. « Tu peux me retrouver à la Tiki Room ? C’est plutôt important.

— Ça peut attendre un quart d’heure ? ai-je demandé.

— Bien sûr… À dans un quart d’heure. »

J’ai coupé la communication et lancé la sauvegarde. Une barre d’état s’est affichée sur une VTH, vidant les parties purement numériques de ma mémoire, puis ma mémoire organique. Mes yeux se sont révulsés et ma vie a défilé devant eux.

3

La Société Bitchun avait acquis beaucoup d’expérience dans la restauration des sauvegardes… l’humanité disposant du remède contre la mort, les gens vivaient de manière plutôt imprudente. Certains se faisaient rafraîchir vingt-cinq fois par an.

Pas moi. L’opération m’horripile. Mais pas assez pour la refuser. Tous ceux à qui elle posait des problèmes philosophiques étaient tout simplement, eh bien, morts une génération plus tôt. La Société Bitchun n’avait pas besoin de convertir ses détracteurs, il lui suffisait de leur survivre.

Ma première mort a eu lieu peu après mon soixantième anniversaire. Je faisais de la plongée sous-marine à Playa Coral, près de Varadero, sur l’île de Cuba. Bien entendu, je ne me souviens de rien, mais j’ai reconstitué les événements à partir de mes habitudes sur ce site et des journaux de plongée de mes compagnons.

Je glissais dans les grottes à homards avec une bouteille et un masque d’emprunt. J’avais aussi emprunté une combinaison, mais je ne la portais pas… À cette température proche de celle du sang, je trouvais l’eau divine et n’avais aucune envie de dresser des barrières entre ma peau et elle. Les grottes, constituées de corail et de rochers, s’enroulaient et se tordaient comme des intestins. Chaque trou et chaque recoin donnait accès à une cavité grossièrement sphérique d’une beauté étrangère sans égale. Des homards géants trottinaient sur les parois et dans les trous. Des bancs de poissons au brillant de pierres précieuses fonçaient et exécutaient d’impressionnantes manœuvres de précision quand je les dérangeais dans leurs activités. C’est en général sous l’eau que je réfléchis le mieux, et je me laisse souvent aller à de dangereuses rêveries dans les profondeurs. En temps normal, mes compagnons de plongée s’assurent que je ne me blesse pas, mais cette fois-là je me suis éloigné d’eux pour me glisser dans un trou minuscule. Où je suis resté bloqué.

Mes compagnons de plongée se trouvant dans mon dos, j’ai tapé sur ma bouteille avec le manche de mon couteau jusqu’à ce que l’un d’eux me pose la main sur l’épaule. Voyant ce qui se passait, ils ont tenté de me dégager, mais ma bouteille et mon gilet de flottaison étaient complètement coincés. Les autres ont échangé des signaux, discutant en silence du meilleur moyen de me libérer. Je me suis mis soudain à me débattre et à agiter les jambes avant de disparaître dans la grotte, sans mon gilet ni ma bouteille. J’avais apparemment tranché le tuyau de mon détendeur en voulant couper les sangles de mon gilet. Après avoir brusquement absorbé un peu d’eau de mer, je m’étais retrouvé libre dans la grotte, à rouler dans un énorme champ de corail de feu étiolé. J’ai encore inspiré de l’eau avant de battre frénétiquement des pieds en direction d’une petite ouverture dans le plafond de la grotte, d’où mes compagnons m’ont retiré peu après, bleu noyé sauf aux endroits zébrés de rouge par les piqûres du corail.

À l’époque, se sauvegarder était bien plus compliqué : l’opération prenait presque une journée et se déroulait dans une clinique spéciale. Par chance, je l’avais effectuée juste avant de partir à Cuba, quelques semaines auparavant. Ma précédente sauvegarde avait trois ans et datait de l’achèvement de ma deuxième symphonie.

La restauration a eu lieu au centre hospitalier de Toronto dans un clone développé au plus vite. De mon point de vue, je m’étais allongé dans la clinique de sauvegarde et relevé une seconde après. Il m’a fallu près d’un an pour surmonter l’impression que le monde se livrait à mes dépens à une monstrueuse plaisanterie, pour me convaincre que ce corps noyé que j’avais vu était bel et bien le mien. Dans mon esprit, il s’agissait d’une renaissance au sens figuré tout autant qu’au sens littéral : la période manquante était assez importante pour que j’éprouve des difficultés à fréquenter mes amis ante mortem.

J’avais raconté cette histoire à Dan au cours de notre première amitié, et il avait aussitôt réagi au fait que j’étais parti une semaine à Disney World faire le tri dans mes sentiments, me réinventer, partir dans l’espace, épouser une folle. Il a trouvé très curieux que je me sois toujours réinitialisé à Disney World. Lorsque je lui ai dit que j’irais y vivre un jour, il m’a demandé si ça signifierait que j’aurais fini de me réinventer. Parfois, en passant mes doigts dans les douces boucles rousses de Lil, cette remarque me revenait en mémoire et je poussais de gros soupirs de satisfaction en m’émerveillant de la prescience de mon ami Dan.

Au moment de ma deuxième mort, la technologie avait pas mal évolué. J’avais soixante-treize ans et je m’étais effondré sur la glace au beau milieu d’un match interne de hockey, victime d’une grave attaque cérébrale. Le temps qu’on me débarrasse de mon casque, l’hématome avait broyé mon cerveau en une masse pulpeuse gorgée de sang. M’étant montré négligent dans mes sauvegardes, j’ai perdu presque un an. Mais on m’a réveillé en douceur, avec un résumé généré par ordinateur des événements s’étant déroulés dans l’intervalle, et un conseiller m’a contacté tous les jours pendant un an jusqu’à ce que je me sente à nouveau à l’aise dans mon corps. Une fois de plus, ma vie s’est réinitialisée, et je me suis retrouvé à Disney World, où je me suis méthodiquement débarrassé des relations que j’avais nouées pour recommencer de zéro à Boston. Là, j’ai vécu au fond de l’océan à travailler sur les moissonneuses en métal lourd, projet qui m’a conduit in fine à ma thèse de chimie à l’université de Toronto.

Après avoir été abattu dans la Tiki Room, j’ai pu apprécier les pas de géant effectués par la restauration durant la dernière décennie. Je me suis réveillé dans mon lit en ayant aussitôt conscience des circonstances de mon troisième décès selon divers points de vue extérieurs : les caméras de sécurité d’Adventureland, les souvenirs synthétisés extraits de la sauvegarde de Dan, et une reconstitution générée par ordinateur. Je me suis réveillé en me sentant exceptionnellement calme et joyeux, et en sachant que cela provenait de certains pré-réglages temporaires de neurotransmetteurs effectués au moment de la restauration.

Dan et Lil se trouvaient à mon chevet. Des cheveux échappés de sa queue de cheval entouraient le visage fatigué et souriant de Lil. Elle a pris ma main pour en embrasser les phalanges. Dan m’a adressé un sourire généreux et j’ai senti m’envahir le sentiment chaleureux et réconfortant d’être entouré de personnes m’aimant sincèrement. J’ai cherché les mots appropriés pour la situation, décidé d’improviser, ouvert la bouche et dit, à ma grande surprise : « J’ai envie de pisser. »

Dan et Lil se sont souri. J’ai réussi tant bien que mal à me lever pour me diriger, nu et à pas lourds, vers la salle de bains. Mes muscles semblaient d’une souplesse merveilleuse, emplis d’une énergie toute neuve. Après avoir tiré la chasse, je me suis penché pour me tenir les chevilles, puis j’ai tendu le cou pour toucher le sol avec la tête, éprouvant la superbe flexibilité de mon dos, de mes jambes, de mes fesses. Il me manquait une cicatrice sur le genou, ainsi que les nombreuses rides qui se croisaient sur mes doigts. Dans le miroir, je me suis vu un nez et des lobes plus petits et plus gais. Mes pattes-d’oie avaient disparu, tout comme les rides entre mes sourcils. J’avais une barbe d’un jour partout : sur la tête, le visage, le pubis, les jambes et les bras. J’ai promené mes mains sur mon corps dont la nouveauté chatouilleuse m’a fait glousser. J’ai un instant été tenté de l’épiler intégralement, juste pour conserver à jamais ce sentiment de nouveauté, mais les pré-réglages de neurotransmetteurs se dissipaient et mon meurtre commençait à m’inquiéter.