Выбрать главу

VI

Le lieutenant Veyrenc profitait de ces heures interminables au placard pour recopier en gros caractères une pièce de Racine, pour sa grand-mère qui n’y voyait plus clair.

Personne n’avait jamais compris la passion exclusive que sa grand-mère avait déclarée pour cet auteur et pour nul autre, après être devenue orpheline de guerre. On savait que, dans son couvent de jeunes filles, elle avait sauvé d’un incendie l’intégrale de Racine, à l’exception du tome qui comprenait Phèdre, Esther et Athalie. Comme si ces ouvrages lui avaient été alloués par décision divine, la petite campagnarde s’était alors épuisée à les lire ligne après ligue pendant onze années. À sa sortie du couvent, la supérieure les lui avait offerts comme un viatique sacré, et la grand-mère avait inlassablement poursuivi sa lecture en boucle, sans jamais varier, ni avoir la curiosité d’aller consulter Phèdre, Esther et Athalie. La grand-mère marmonnait les tirades de son compagnon de route en flux quasi continu, et le petit Veyrenc avait été élevé dans cette mélopée, aussi naturelle à ses oreilles d’enfant que si quelqu’un chantonnait dans la maison.

Le malheur avait voulu qu’il attrape ce tic, répondant d’instinct à son aïeule sur le même mode, c’est-à-dire en phrases de douze pieds. Mais n’ayant pas ingéré comme elle ces milliers de vers à perte de nuits, il devait les inventer. Tant qu’il avait vécu dans la demeure familiale, tout avait été bien. Mais sitôt lancé dans le monde extérieur, ce réflexe racinien lui avait coûté cher. Il avait tenté sans succès diverses méthodes pour le comprimer, puis il avait fini par laisser faire, versifiant à la diable, marmonnant comme sa grand-mère, et cette manie avait exaspéré ses supérieurs. Elle l’avait aussi sauvé de bien des façons, car scander la vie en vers de douze pieds introduisait une distance incomparable — à nulle autre pareille — entre lui-même et les fracas du monde. Cet effet recul lui avait toujours apporté apaisement et réflexion et, surtout, lui avait évité de commettre d’irréparables fautes dans le feu de l’action. Racine, malgré ses drames intenses et son langage de feu, était le meilleur antidote à l’emportement, refroidissant sur-le-champ toutes les tentations des excès. Veyrenc en usait à dessein, ayant compris que sa grand-mère avait ainsi soigné et régulé sa vie. Médecine personnelle, de nul autre connue.

Pour l’heure, la grand-mère était en panne de sa potion et Veyrenc lui recopiait Britannicus en grandes lettres. Dans le simple appareil d’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil. Veyrenc leva son stylo. Il entendait le grain de sable monter l’escalier, il reconnaissait son pas, le bruit rapide de ses bottes, car le grain de sable ne quittait pas ses bottes de cuir à lanières. Le grain de sable allait d’abord s’arrêter au palier du cinquième, sonner chez la dame impotente pour lui remettre son courrier et son déjeuner, puis il serait ici dans un quart d’heure. Le grain de sable, autrement dit l’occupante du palier, autrement dit Forestier Camille, qu’il surveillait à présent depuis dix-neuf jours. Pour le peu qu’on lui avait dit, elle était placée sous protection pour six mois, à l’abri de la possible vengeance d’un vieillard meurtrier[1]. Son nom, c’était tout ce qu’il savait d’elle. Et qu’elle élevait seule le petit, sans homme visible à l’horizon. Il n’arrivait pas à deviner son métier, il hésitait entre plombier et musicienne. Il y a douze jours, elle l’avait aimablement prié de sortir du cagibi pour effectuer une soudure sur le tuyau plafonnier. Il avait transporté sa chaise sur le palier et l’avait regardée travailler, concentrée et délicate dans le tintement des outils et la flamme du chalumeau. C’est pendant cette scène qu’il s’était senti basculer vers le chaos interdit et redouté. Depuis, elle lui portait un café chaud deux fois par jour, à onze heures et à seize heures.

Il l’entendit poser son sac au cinquième étage. L’idée de sortir de ce cagibi sur-le-champ pour ne plus jamais croiser cette fille lui fit quitter sa chaise. Il serra les bras, leva la tête vers le vasistas, scrutant son visage dans la poussière de la vitre. Cheveux anormaux, traits sans intérêt, je suis laid, je suis invisible. Veyrenc prit une inspiration, ferma les yeux, marmonna.

Mais je le vois, tu trembles et ton âme vacille. Toi le vainqueur de Troie qui conquis en un jour Et les murs de la ville et du peuple l’amour Se peut-il que ton cœur faiblisse pour une fille ?

Non, en aucune façon. Veyrenc se rassit tranquillement, très refroidi par ses quatre vers. Parfois il lui en fallait six ou huit, parfois deux suffisaient. Il reprit sa copie avec calme, satisfait de lui-même. Les grains de sable passent, les oiseaux s’envolent, la maîtrise demeure. Il n’avait pas à s’en faire.

Camille fit une pause au cinquième étage, fit passer l’enfant sur son autre bras. Le plus simple serait sans doute de redescendre cet escalier et de ne revenir qu’à vingt heures, quand ils auraient changé le flic de garde. Les neuf conditions du brave sont de fuir, affirmait son amie turque, violoncelliste à Saint-Eustache, qui disposait d’une mine de proverbes aussi byzantins qu’incompréhensibles et bénéfiques. Il existait, paraît-il, une dixième condition, mais Camille ne la connaissait pas et préférait l’inventer à son choix. Elle sortit de son sac courrier et provisions et sonna à la porte de gauche. Les escaliers étaient devenus trop durs pour Yolande, ses jambes trop faibles, son poids trop lourd.

— Si ce n’est pas malheureux, dit Yolande en ouvrant la porte. Élever son gamin toute seule.

Tous les jours, la vieille Yolande poussait cette plainte. Camille entrait, déposait les courses et les lettres sur la table. Puis la vieille dame, on ne sait pourquoi, lui préparait un lait tiède comme à un nourrisson.

— C’est bien, c’est calme, répondait mécaniquement Camille en s’asseyant.

— C’est des âneries. Une femme, c’est pas fait pour aller seule. Même si les hommes, ça n’apporte que des embêtements.

— Vous voyez, Yolande. Les femmes aussi, ça n’apporte que des embêtements.

Elle avait eu cette discussion cent fois, presque mot pour mot, sans que Yolande paraisse jamais s’en souvenir. À ce stade, cette remarque plongeait la grosse femme dans un silence méditatif.

— De cette sorte, disait Yolande, on serait aussi bien chacun de son côté, si l’amour n’apporte que des embarras aux uns comme aux autres.

— C’est possible.

— Seulement mon petit, faut pas non plus trop faire la fière. Parce qu’en amour, on ne fait pas ce qu’on veut.

— Mais alors, Yolande, qui fait à notre place ce qu’on ne veut pas ?

Camille souriait, et Yolande reniflait en guise de réponse, sa main lourde passant et repassant sur la nappe, à la recherche d’une miette inexistante. Qui  ? Les Puissants, complétait Camille en silence. Elle savait que Yolande voyait partout la marque des Puissants-qui-nous-gouvernent, cultivant une petite religion païenne personnelle dont elle parlait peu, de crainte qu’on ne la lui vole.

Camille ralentit à huit marches de sa porte. Les Puissants, songea-t-elle. Qui lui avaient collé un type au sourire de travers dans le placard de son palier. Pas plus beau qu’un autre, si on n’y prenait pas garde. Beaucoup plus, si on avait la mauvaise idée d’y penser. Camille s’était toujours empêtrée dans les regards flous et les voix souples, et c’est ainsi qu’elle s’était arrêtée plus de quinze ans dans les bras d’Adamsberg, se promettant de ne pas y revenir. Vers lui ou vers quiconque nanti de quelque douceur subtile et de tendresse piégeuse. Il y avait assez de gars un peu sommaires sur terre pour s’aérer sans finesse si nécessaire, et revenir chez soi dépouillée et tranquille, sans plus y penser. Camille ne se sentait le besoin d’aucune compagnie. Par quel foutu hasard fallait-il que ce type, aidé par les Puissants, embrouille ses sens avec son timbre voilé et sa lèvre en biais ? Elle posa sa main sur la tête du petit Thomas, qui dormait en bavant sur son épaule. Veyrenc. Aux cheveux roux et bruns. Grain de sable dans l’engrenage et trouble inopportun. Méfiance, vigilance, et fuite.

вернуться

1

Cf., du même auteur, Sous les vents de Neptune.