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C’était Queenstown, c’était Cork Harbor, c’était l’Irlande. Seulement toute trace de civilisation humaine en avait été effacée et recouverte par la forêt.

« Ce n’est pas possible, dit Davies à Buckley. L’évidence est là, certes, mais des bateaux qui ont quitté Queenstown il n’y a pas six jours sont amarrés aux quais d’Halifax. Si encore il s’était produit un tremblement de terre ou un raz de marée… si nous avions découvert une ville en ruine… mais ça ! »

Les deux officiers avaient passé la nuit sur le pont. Les passagers, tirés du sommeil par le silence des moteurs, revinrent se presser contre le bastingage. Ils n’étaient que questions, auxquelles nul ne pouvait répondre. Le capitaine n’avait à offrir ni explication, ni consolation, ni mensonge apaisant. Il ne parvenait même pas à en imaginer. Un vent de nord-est humide s’était levé. Le froid ne tarderait pas à repousser les curieux à l’intérieur. Peut-être, au moment du repas, Davies réussirait-il à leur rendre un semblant de calme. D’une manière ou d’une autre.

« Toute cette verdure, commenta-t-il, incapable de chasser ou de réprimer ses pensées. Il y en a bien trop pour cette époque de l’année. Qu’est-ce que c’est que ces plantes qui germent en mars et avalent toute une ville irlandaise ?

— Ce n’est pas naturel », martela le second.

Il échangea un regard avec son supérieur. Buckley avait délivré son verdict d’un ton si convaincu, malgré l’évidence de la chose, que Davies dut retenir un éclat de rire. Il parvint à adresser au jeune officier un sourire qu’il espérait rassurant.

« Demain, nous enverrons peut-être quelques hommes en reconnaissance à terre. D’ici là, mieux vaut éviter les conjectures… nous ne sommes pas très doués pour ça. »

Buckley lui rendit son sourire, faiblement.

« D’autres bateaux vont arriver…

— Qui nous permettront de vérifier que nous ne sommes pas fous ?

— Eh bien, oui, capitaine. C’est une manière de présenter les choses.

— En attendant, soyons prudents. Conseillez au radio de surveiller ses propos. Le monde apprendra la nouvelle bien assez tôt. »

Ils restèrent un moment immobiles, les yeux perdus dans la grisaille froide du matin. Un steward leur apporta de grandes tasses de café fumant.

« Nous n’avons pas assez de charbon pour regagner New York, capitaine, risqua enfin Buckley.

— Alors un autre port…

— S’il en reste un en Europe. »

Davies haussa les sourcils. Il n’avait pas pensé à cela. Peut-être certaines idées étaient-elles trop énormes pour le crâne humain.

« Nous appartenons à la White Star, Mr. Buckley, déclara-t-il en se redressant de toute sa taille. On ne nous abandonnera pas, même s’il faut nous envoyer des navires charbonniers d’Amérique.

— Bien, capitaine. » Le jeune Buckley, qui avait commis l’erreur d’étudier le divin, jeta à son supérieur un regard malheureux. « Vous croyez que c’est un miracle, capitaine ?

— Plutôt une tragédie, à mon avis. Du moins pour les Irlandais. »

Ralph Buckley croyait aux miracles. Fils d’un pasteur méthodiste, il avait été élevé avec Moïse et le buisson ardent, Lazare se relevant du tombeau, la multiplication des pains et des poissons. Pourtant, jamais il n’avait pensé voir un jour pareille chose. Les miracles, comme les histoires de fantômes, le mettaient mal à l’aise. Il les préférait cantonnés sous la couverture de la Bible de King James, dont il conservait un exemplaire (que – honte à lui – il ne consultait jamais) dans sa cabine.

Se trouver à l’intérieur d’un miracle, lequel l’entourait aussi loin que portait le regard, donnait au jeune homme l’impression que la Terre même s’ouvrait sous ses pieds. Incapable de dormir plus de quelques minutes, il découvrit le lendemain matin dans son miroir un reflet pâle, aux yeux rougis, dont le rasoir tremblait dans la main. Il s’aida d’un mélange de café noir et de whiskey de sa flasque pour reprendre son calme, avant de faire descendre une chaloupe des bossoirs, sur ordre du capitaine, puis de la diriger, avec son chargement de marins nerveux, vers la plage caillouteuse de ce qui avait autrefois été Great Island. Le vent se levait, la mer était agitée, et des nuages de pluie en lambeaux arrivaient du nord. Vilain temps.

Davies voulait savoir s’il serait possible de débarquer les passagers en cas de nécessité. Buckley, qui en avait douté dès le début, en doutait à présent plus que jamais. Après avoir aidé ses compagnons à tirer la chaloupe au-dessus de la ligne de marée, il s’enfonça dans l’île de quelques pas, les pieds humides, le pardessus, les cheveux et la moustache bordés d’une écume salée. Sur ses talons avançaient d’un pas lourd cinq marins barbus à la mine sinistre, tous employés de la White Star, tous silencieux. Peut-être se trouvaient-ils à l’endroit où s’était autrefois dressé le port de Queenstown ; pourtant, Buckley se sentait aussi mal à l’aise que Colomb ou Pizarro, seul sur ce nouveau continent, devant la forêt primitive indistincte, immense, trompeusement attirante mais réellement menaçante. Il ordonna une halte bien avant d’atteindre les premiers arbres.

Les pseudo-arbres. Buckley avait beau les qualifier d’arbres en son for intérieur, il avait vu, depuis le pont de l’Oregon, que jamais il n’eût seulement imaginé pareils végétaux. C’étaient d’énormes tiges bleues ou rouille, ornées de bouquets d’aiguilles serrés, broussailleux. Certaines se courbaient au sommet telles des fougères géantes, d’autres s’ouvraient en dômes fongueux évoquant des tasses ou des bulbes, comme les toits des mosquées. Entre elles ne subsistaient que des espaces aussi sombres et étroits que des terriers de blaireaux, envahis d’une brume épaisse. Une odeur de pin flottait dans l’air, assortie cependant d’une amertume inattendue, étrange, rappelant le menthol ou le camphre.

Une forêt n’aurait dû avoir ni cet aspect, ni cette odeur, ni – pire, peut-être – cette sonorité. Par un jour d’hiver venteux, une forêt convenable – à l’instar de celles du Maine, où Buckley avait grandi – résonnait du craquement des branches, du murmure de la pluie sur les feuilles ou autres bruits familiers. Ici, rien de semblable. Sans doute les troncs étaient-ils creux – les arbres tombés près de la grève paraissaient vides, tels des brins de paille – car le vent y jouait de longues notes basses mélancoliques. Quant aux bouquets d’aiguilles, ils cliquetaient faiblement, comme des carillons de bois. Comme des os.

Ces bruits, plus que tout le reste, poussaient le jeune homme à faire demi-tour. Mais il avait des ordres. S’armant de courage, il mena son expédition quelques pas plus loin sur les galets, jusqu’à la lisière de la forêt étrangère, où il s’ouvrit un chemin à travers les roseaux jaunes jaillis d’une terre noire compacte qui lui arrivaient au genou. Il lui semblait qu’il aurait dû planter là un drapeau… mais lequel ? Pas celui des États-Unis, avec ses rayures et ses étoiles, ni même celui de l’Empire britannique. Peut-être le cercle frappé d’une étoile de la White Star Line. Nous déclarons nôtres ces terres, au nom de Dieu et de J. Pierpont Morgan…

« ’Tention à vot’pied », lança un des marins, derrière le second.

Buckley baissa brusquement la tête, juste à temps pour voir quelque chose détaler près de sa bottine gauche. Une bestiole pâle, pleine de pattes, presque aussi longue qu’une pelle à charbon. Elle disparut parmi les roseaux avec un sifflement perçant, tandis que Buckley sursautait, le cœur battant.

« Mon Dieu ! s’exclama-t-il. Ça suffit ! Il faudrait être fou pour débarquer les passagers ici. Je dirai au capitaine… »