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Le marin n’avait pas relevé les yeux.

À regret, l’officier baissa à nouveau les siens.

Pour découvrir un deuxième animal. Semblable à une scolopendre mais gras comme un anaconda, et du même jaune maladif que les roseaux. Camouflage, probablement. Banal dans la nature. Intéressant, d’une horrible manière. Buckley recula légèrement, s’attendant à voir filer la bestiole.

Ce qu’elle fit, mais pas ainsi qu’il l’avait pensé. Elle fonça vers lui à une vitesse folle pour s’enrouler autour de sa jambe droite en un seul tortillement soudain, à l’image d’un ressort se détendant brusquement. Le jeune homme eut conscience d’un picotement chaud et d’une pression, lorsque la créature perça le tissu du pantalon, puis la peau au-dessus du genou, de son museau effilé telle une dague.

Elle l’avait mordu !

Il secoua la jambe en hurlant, à la recherche de quelque chose pour détacher le monstre, un bâton, un couteau ; mais il n’avait sous la main que les roseaux cassants, inutiles.

Puis l’animal se déroula d’un seul coup – comme s’il n’avait pas aimé ce qu’il venait de goûter – et disparut en ondulant dans le sous-bois.

Buckley, plus calme, se tourna vers les marins horrifiés. Sa jambe ne lui faisait pas trop mal. Il inspira profondément à plusieurs reprises, s’emplissant les poumons, décidé à prononcer quelques mots rassurants, à dire aux hommes de ne pas s’inquiéter, mais il s’effondra avant d’avoir rassemblé ses pensées.

Ses compagnons le tirèrent jusqu’à la chaloupe et remirent à la voile pour l’Oregon. Ils prenaient bien garde à ne pas toucher sa jambe, déjà enflée.

L’après-midi même, cinq passagers de deuxième classe envahirent le pont, exigeant d’être autorisés à quitter le navire. C’étaient des Irlandais qui reconnaissaient Cork Harbor, malgré son extraordinaire transformation ; ils avaient de la famille sur l’île, aussi voulaient-ils partir à la recherche de survivants.

Le capitaine, à qui les explorateurs avaient fait leur rapport, doutait que les mécontents parcourent plus de quelques mètres vers l’intérieur des terres avant que la peur et la superstition, sinon la faune, ne les contraignent à tourner les talons. Les ayant jaugés, il les persuada de regagner leurs quartiers, mais de justesse, ce qui l’inquiéta. Il distribua des pistolets à ses principaux officiers puis demanda au radio quand devait arriver un autre bâtiment.

« Bientôt, capitaine. Il y a un cargo canadien à moins d’une heure.

— Parfait. Dites-leur que nous les attendons… et prévenez-les un peu de ce qu’ils vont trouver…

— Bien, capitaine, mais…

— Mais quoi ?

— Je ne sais pas comment les avertir. C’est tellement bizarre. »

Davies posa la main sur l’épaule de son subordonné.

« Personne n’y comprend quoi que ce soit. Je vais rédiger le message moi-même. »

Rafe Buckley avait la fièvre, mais le soir, sa jambe ayant désenflé, il était capable de marcher. Aussi insista-t-il pour accepter l’offre du capitaine, qui lui avait proposé de dîner à sa table.

Le jeune homme mangea peu, sua abondamment et, à la grande déception de son supérieur, ne se montra guère expansif. Davies désirait en apprendre davantage sur ce que les officiers appelaient déjà « le nouveau monde ». Buckley n’avait pas seulement foulé ce sol étranger, la faune indigène avait prélevé sur lui un échantillon.

Mais il n’avait pas terminé son rôti qu’il se remettait sur ses pieds, vacillant, pour regagner l’infirmerie. À la grande surprise du capitaine, il y mourut sans que rien ne l’eût laissé prévoir, à minuit et demi. D’après le médecin du bord, le foie avait sans doute souffert. Peut-être à cause d’une toxine inconnue. Difficile à dire avant l’autopsie.

On se fût cru dans un rêve, un rêve étrange et terrible. Davies câbla aux autres navires qui avaient atteint Queenstown, Liverpool ou les ports français la nouvelle de cette mort, avertissant les marins de ne pas descendre à terre sans, au moins, de hautes bottes de pêcheur et une arme individuelle.

La White Star dépêcha des vaisseaux ravitailleurs d’Halifax et de New York dès que l’ampleur du phénomène se dessina dans le chaos des récits et des appels à la prudence. Queenstown n’était pas seule à avoir disparu. Il n’y avait pas d’Irlande, pas d’Angleterre, pas de France, d’Allemagne, d’Italie… rien que des terres sauvages au nord du Caire et, à l’ouest, au moins jusqu’aux steppes russes. Comme si, une fois la planète tranchée en deux, on avait greffé sur la plaie un organisme étranger.

Davies envoya un télégramme au père de Rafe Buckley, dans le Maine. C’était une tâche terrible, mais Mr. Buckley ne serait pas, loin s’en faudrait, seul à pleurer un être cher. Avant longtemps, le monde entier prendrait le deuil.

Août 1912

Par la suite – durant l’époque troublée où miséreux et sans-abri devinrent si dramatiquement nombreux, où charbon et pétrole se firent si coûteux, où des émeutes éclatèrent car la population réclamait du pain, où la mère et la sœur de Guilford, quittant la ville, allèrent s’installer (pour qui savait combien de temps ?) chez une tante, dans le Minnesota – l’adolescent passa beaucoup de temps à l’imprimerie.

Il ne pouvait rester seul à la maison, son lycée avait fermé pendant l’effondrement général, et l’argent manquait pour payer quelqu’un qui veillerait sur lui. Aussi accompagnait-il son père au travail, apprenait-il les rudiments de l’estampage et de la lithographie et, dans les longs intervalles qui séparaient les tâches rémunératrices, relisait-il ses magazines de radio, se demandant si les grands projets de sans-fil qu’envisageaient les auteurs deviendraient jamais réalité – si l’Amérique fabriquerait jamais une autre lampe de De Forest, ou si l’ère de l’invention avait pris fin.

Il se plaisait à écouter son père discuter avec les deux derniers employés du magasin – Ouillette, un graveur québécois, et Kominski, un juif russe austère. La plupart du temps, oublieux de sa présence, les trois hommes faisaient montre d’autant de calme que de pessimisme.

Ils parlaient de l’effondrement boursier et des mines de houille, des Brigades de travailleurs et de la disette, de la hausse générale des prix.

Ils parlaient du nouveau monde, la nouvelle Europe, les contrées sauvages qui avaient évincé une si grande partie de la Terre.

Ils parlaient du président Taft et de la révolte du Congrès ; de lord Kitchener, qui gérait depuis Ottawa les ruines de l’Empire britannique ; des papautés rivales et des guerres qui ravageaient les possessions espagnoles, allemandes, portugaises.

Ils parlaient, souvent, de religion. Le père de Guilford, épiscopalien par sa naissance et unitarien par son mariage, ne professait en d’autres termes aucun dogme particulier. Ouillette, catholique, qualifiait la transformation européenne de « miracle évident ». Kominski, bien que mal à l’aise durant ces conversations, admettait sans problème que la métamorphose de l’Europe était due à une intervention divine : comment eût-il pu en être autrement ?

Guilford se gardait d’interrompre les adultes ou de risquer le moindre commentaire. Il n’était pas censé exprimer une opinion, ni même en avoir une. Pourtant, ces histoires de miracle lui paraissaient bien irréfléchies. Certes, la transformation du vieux continent était par presque toutes les définitions un miracle – inattendue, inexpliquée et échappant de beaucoup, semblait-il, aux lois de la nature.