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Les naturalistes discutaient taxonomie. Le praticien parlait fromage.

« Mais si nous créons tout un nouveau système de Linné…

— La situation l’exige !

— … cela risque de suggérer une connexité de descendance, la familiarité d’espèces par ailleurs bien définies…

— Le gjedsar ! À l’époque, on en proposait même au petit déjeuner. Des oranges, du jambon, des saucisses, du pain de seigle tartiné de caviar rouge. Chaque repas était un véritable frokost. Rien de commun avec cette maigre pitance. Ah ! » Le médecin avait pris conscience de l’arrivée des Law. « Notre photographe. Et sa charmante famille. Belle dame ! Petite demoiselle ! »

Les dîneurs, se levant, s’agitèrent pour dégager un peu de place. Guilford s’était fait des amis parmi les naturalistes, notamment le botaniste, Sullivan. Caroline, quoiqu’elle fût de toute évidence la bienvenue, n’avait pas grand-chose à dire durant les repas. Lily, elle, avait conquis les voyageurs. À quatre ans tout juste, elle avait déjà appris de sa mère les rudiments de la bienséance, et sa curiosité ne dérangeait pas les scientifiques… excepté peut-être Preston Finch, leur aîné, qui ne savait pas s’y prendre avec les enfants. Mais Finch, installé à l’autre extrémité de la longue table à tréteaux, monopolisait un géologue de Harvard. Lily s’assit à côté de sa mère puis, méthodique, déplia sa serviette. Ses épaules arrivaient tout juste au niveau du plateau.

Le praticien – sans doute un peu ivre – lui sourit, rayonnant.

« Notre jeune Lilian m’a l’air affamée. Tu veux une côte de porc, Lily ? Oui ? Elle est comestible, malgré sa minceur. Et de la sauce aux pommes ? »

La fillette acquiesça, s’efforçant de ne pas broncher.

« Bien, bien. Nous sommes à mi-chemin du grand océan, Lily. À mi-chemin de la grande Europe. Tu es contente ?

— Oui, répondit-elle, obligeante. Mais nous nous arrêtons en Angleterre. Il n’y a que papa qui va en Europe. »

Comme la plupart des gens, elle faisait la distinction entre Europe et Angleterre. Quoique la Grande-Bretagne eût été aussi affectée que la France ou l’Allemagne par le miracle, les Anglais étaient parvenus à imposer leurs droits territoriaux, avaient reconstruit Londres ainsi que leurs autres ports côtiers et gardé le contrôle de leur flotte.

L’attention de Preston Finch se porta sur les arrivants. Il fronça les sourcils au-dessus de sa rude moustache en brosse.

« Votre fille établit une séparation fictive, Mr. Law », lança-t-il de son bout de table.

Les conversations durant les repas n’étaient pas aussi animées sur l’Odense que Guilford l’avait pensé. Le problème venait en partie de Finch, auteur d’Apparition et révélation, texte fondateur du naturalisme biblique publié avant même 1912. Grand, grisonnant, totalement dénué d’humour et gonflé de sa propre importance, Finch possédait des références parfaites ; après deux ans passés le long du Colorado et de la Red River, à rassembler les preuves d’une inondation généralisée, il était devenu une des grandes forces du Renouveau biblique suscité par le miracle. Tous ses compagnons avaient peu ou prou les manières de chiens battus des pécheurs repentis, à l’exception du botaniste, Sullivan. Plus âgé que Finch, ce dernier possédait une assurance qui lui permettait d’importuner de temps à autre son cadet avec une citation de Wallace ou de Darwin. Les anciens évolutionnistes en poste depuis moins longtemps étaient tenus à plus de prudence. Une situation qui rendait la conversation tendue, hésitante.

Guilford lui-même parlait peu. Le photographe de l’expédition n’était pas censé exprimer des opinions scientifiques, ce qui valait peut-être mieux.

Le médecin du bord jeta à Finch un regard irrité en s’efforçant d’attirer l’attention de Caroline.

« Vous avez trouvé à vous loger à Londres, Mrs. Law ?

— Lily et moi habiterons dans ma famille.

— Ah ! Un cousin anglais ! Soldat, trappeur ou commerçant ? On ne trouve que ça, à Londres.

— Vous avez sans doute raison. Il possède une quincaillerie.

— Vous avez du courage, Mrs. Law. La vie sur la frontière…

— Pour quelque temps seulement, docteur.

— Pendant que les hommes partent à la chasse aux snarks ! » Plusieurs scientifiques le fixèrent avec incompréhension. « Lewis Carroll ! Un Anglais ! Seriez-vous tous ignares ? »

Silence. Enfin, Finch prit la parole :

« L’Amérique n’a guère d’estime pour les auteurs européens, docteur.

— Bien sûr. Excusez-moi. Les gens oublient. Ceux qui ont de la chance. » Le praticien jeta à Caroline un regard de défi. « Londres était autrefois la plus grande cité du monde. Le saviez-vous, Mrs. Law ? Rien de comparable avec l’ébauche grossière qu’elle est à présent. Des cabanes, des cagibis, de la boue. Mais je regrette de ne pas pouvoir vous montrer Copenhague. Ça, c’était une ville ! Une ville civilisée. »

Guilford connaissait ce genre d’hommes. On en trouvait dans tous les bars du front de mer, à Boston. Des Européens vagabonds buvant d’un air sinistre à Londres, Paris, Prague ou Berlin. Ils cherchaient à s’intégrer à quelque club, quelque Ordre de ceci ou de cela, quelque assemblée où ils entendraient parler leur langue comme si elle n’avait pas été morte ou mourante.

Caroline mangea en silence. Lily elle-même resta très calme. La tablée entière avait subtilement conscience d’avoir franchi la ligne de démarcation située à mi-chemin. Les mystères qui attendaient les voyageurs se dressaient soudain devant eux, plus imposants que les grises certitudes de Washington ou de New York. Finch seul n’en paraissait pas affecté : il discutait l’importance du silex noir en tant que pierre à fusil d’un ton sans réplique avec quiconque voulait bien lui prêter l’oreille.

Guilford avait vu Preston Finch pour la première fois dans les bureaux d’Atticus and Pierce, un éditeur de Boston spécialiste du manuel scolaire. Une année plus tôt, le jeune homme avait accompagné dans l’Ouest Walcott, le photographe officiel des études de la Gallatin et du canyon de Deep Creek. Finch, qui organisait une expédition pour cartographier le sud de l’Europe, avait obtenu l’appui de la Smithsonian Institution et de riches donateurs. C’était une occasion à saisir pour un photographe expérimenté. Pierce avait présenté Guilford au scientifique parce que le jeune homme remplissait les conditions requises, mais peut-être aussi parce qu’il était quant à lui l’oncle de Caroline.

À vrai dire, Guilford le suspectait d’avoir voulu éloigner quelque temps de Boston l’époux de sa nièce. L’éditeur et son neveu par alliance ne s’entendaient guère, malgré leur commun amour pour Caroline. Quoi qu’il en fût, Guilford avait saisi avec reconnaissance sa chance de se joindre à Finch pour explorer le nouveau monde. Il serait bien payé, par rapport aux tarifs habituels, et ce travail lui permettrait peut-être de se tailler une petite réputation. De plus, le continent le fascinait. Il avait lu non seulement les rapports de l’expédition Donnegan (qui avait longé les contreforts des Pyrénées, de Bordeaux à Perpignan, en 1918) mais aussi (en secret) toutes les histoires darwiniennes publiées par Argosy et All-Story Weekly, notamment celles d’Edgar Rice Burroughs.