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« Je suis né humain, reprit-il, mais je n’ai pas été uniquement humain depuis la jeunesse des étoiles. Toi, tu as fait ce que je n’ai jamais fait. Tu es devenu vieux. Tu as choisi de le devenir. Alors dis-moi. Est-ce que ça en valait la peine ? »

Guilford hésita. L’idée de réciter son propre panégyrique lui déplaisait fort. Mieux valait laisser à d’autres certaines choses, surtout sa nécrologie. Il évoqua cependant sa vie depuis l’emprisonnement des démons, le cours général de son existence mais aussi les événements ponctuels qui l’avaient marquée – il avait appris à connaître Lily ; épousé Karen et bâti avec elle un foyer ; regardé le flux et le reflux des naissances, des morts, des gens s’inventant en permanence à leur manière douloureuse, désespérée. Je suis né en 1898. Il y a plus d’un siècle.

Ça ne représentait peut-être pas grand-chose pour un dieu, mais lui en était impressionné.

À question simple, réponse simple.

« Bien sûr que ça en valait la peine. »

Il pivota vers la sentinelle, mais cette dernière avait disparu ; on aurait dit qu’il n’y avait jamais rien eu sous les frondaisons de plus substantiel que la lumière du soleil et les ombres.

Karen se mit à pleurer en apprenant ce qu’avait annoncé le médecin, mais au soir, Guilford sécha ses larmes et elle se reprit. Après tout, comme elle le dit elle-même, il n’était pas encore mort. À l’entendre, la mort évoquait le billet à ordre d’un tricheur invétéré : nul ne réclamerait peut-être le paiement de la dette.

Il aimait son côté dur, qui lui rappelait l’acidité croquante d’une pomme. Elle produisit le whiskey des Territoires réservé aux grandes occasions, la bouteille mariages enterrements – suivant sa propre expression, qu’elle n’employa cependant pas ce soir-là –, dont elle vida une bonne partie avant d’aller se coucher d’une démarche incertaine. Guilford l’aimait de toutes ses forces. Jamais il ne l’avait autant aimée.

Mais le sommeil le fuyait.

Il alla s’asseoir sous le porche pour contempler la nuit.

Ce point à l’horizon n’était-il pas la planète rouge ? Le vieil homme ne connaissait pas grand-chose aux corps célestes. L’astronomie avait été un des dadas de Sullivan. Le botaniste, lui, aurait repéré Mars sans hésiter.

Mars qui ne tarderait pas à avoir des problèmes, bien que la sonde photographique envoyée l’hiver précédent n’en eût donné qu’une mince idée. Sur Mars, les psions, libérés de leurs puits, étaient en train de réduire en esclavage les indigènes – une race quasi humaine, très douce, Guilford le savait, bien qu’il ne comprît pas d’où lui venait cette connaissance. Les malheureux allaient avoir besoin d’aide. Il faudrait infliger d’autres emprisonnements avant la fin du monde, une fin qui restait mystérieuse. Les dieux mêmes ignoraient comment elle surviendrait.

Les Martiens avaient besoin d’aide, mais Guilford ne pouvait leur en apporter. Cette bataille se ferait sans lui.

À moins que la douleur qui bourgeonnait dans sa poitrine ne fût une sonnerie de clairon, un genre de coup de trompette. En mourant, peut-être retrouverait-il Nick, Caroline et Abby (si elles se parlaient), ainsi que Tom Compton… peut-être parcourrait-il la longue route menant du bois Belleau aux étoiles et deviendrait-il un dieu, un de ces dieux obligés de se battre, ce qui signifierait…

Il soupira, tendit l’oreille aux insectes qui bourdonnaient dans la nuit. Les massetiques tournaient autour de la lampe du porche ; ils vivaient moins d’un jour, générations successives se perdant telles des flèches dans le noir. Tous les torrents vont à la mer, et la mer ne déborde pas, disait l’Ecclésiaste.

La mer déborde de vie, songea Guilford.

Il n’avait pas le temps d’être triste – il y avait trop à faire ; juste un instant pour se reposer, fermer les yeux, dormir.

FIN