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KARINE GIÉBEL

De force

Prologue

Elle ne m’aimait pas.

Pourtant, je suis là aujourd’hui.

Debout, face au cercueil premier prix sur lequel j’ai posé une couronne de fleurs commandée sur Internet.

J’aurais pu la laisser partir seule.

Pourtant, je suis là aujourd’hui.

Par souci des convenances, peut-être.

Peut-être pas.

Car moi, j’ai voulu l’aimer. De toutes mes forces.

De force.

Mais on n’aime pas ainsi.

J’ai envie de pleurer. Non parce qu’elle vient de mourir. Parce que pour moi, elle est morte il y a bien longtemps.

Que m’a-t-elle donné ?

Un prénom, un toit et deux repas par jour.

Elle a lavé mes vêtements, les a repassés quand elle en avait le temps. Aux yeux de tous, elle a respecté ses obligations. Mais elle ne m’aimait pas. Et elle est partie sans me dire pourquoi. N’étais-je pas digne de son amour ? Était-elle incapable d’aimer ?

Je ne le saurai jamais.

La douleur n’en finit pas.

Comme cette cérémonie. Les curés semblent prendre un malin plaisir à torturer encore et encore ceux qui restent. Ceux qui ont mal.

Ou font semblant.

L’homme en soutane continue ses simagrées. Un peu d’encens au-dessus du cercueil, quelques gouttes d’eau bénite. Des histoires de royaume des cieux, d’anges et d’éternité.

Croyait-elle en Dieu ? Je l’ignore.

D’ailleurs, que sais-je d’elle ? Si peu de chose en vérité.

Je me souviens seulement de ses petites habitudes, de ses manies, de ses insomnies.

Elle avait du mal à dormir.

Alors, elle a brisé mes rêves.

De retour dans la maison de briques sales, j’ouvre les fenêtres et les volets, laissant entrer le froid, le bruit, la vie.

Chasser ce silence de mort.

Je passe quelques minutes sur l’étroit balcon dont le garde-corps menace de céder. Le ciel est si bas que les cheminées s’y oublient.

Dire que j’ai vécu dix-sept ans ici… Dans cette ville sinistrée, désolée, abandonnée des dieux et des touristes.

Le vent glacé me repousse à l’intérieur.

J’ai commencé à vider cette vieille baraque hier. J’ai mis ses vêtements dans de grands sacs noirs, ses livres dans des cartons. Je ne garderai rien, c’est décidé. À part le livret de famille qui me rappelle que j’ai vu le jour un 15 mai.

De mère indigne.

Et de père inconnu.

J’ai terminé la salle à manger, il me reste à finir sa chambre, la mienne et le débarras. Ensuite, je pourrai rendre les clefs au propriétaire et retourner à ma vie.

Ma vie… Ou plutôt ce semblant d’existence auquel je feins de croire. Car pour construire quelque chose, il faut des fondations solides. Des racines saines.

Les miennes sont pourries.

À la moindre bourrasque, l’arbre en apparence si résistant se couchera au sol.

Emportant tout dans sa chute.

Alors je donne le change, jour après jour. Jouant un rôle qui n’est pas le mien. Cachant l’effroi, la colère, la détresse. Reléguant au plus profond de moi ce que je suis vraiment.

Je suis un traumatisme, une névrose.

Une blessure.

Je trouve un album, hésite à l’ouvrir. Finalement, je le jette.

Deux minutes plus tard, je le sors de la poubelle et le feuillette.

Aucune photo de moi, ainsi que je m’y attendais. Aucune photo où nous sommes ensemble. Elle a toujours refusé d’être immortalisée avec moi.

Je sors un cliché de sa pochette en plastique. Un portrait de ma mère. Belle, radieuse, souriante.

Une photo prise avant ma naissance.

Je ne me souviens pas avoir vu ma mère sourire. Cela lui arrivait peut-être, mais pas devant moi. Pas pour moi.

Elle était stricte, froide et triste.

À la sortie de l’école, j’observais les autres enfants. Leurs mères, surtout. Elles qui embrassaient, enlaçaient, s’inquiétaient, s’émouvaient… Ce regard empli d’amour qu’elles portaient sur leur fille ou leur fils. Ce regard que ma mère n’a jamais eu pour moi. Lorsqu’elle me regardait, je plongeais dans une eau noire et glacée. Je me noyais dans mon chagrin.

Pas une parole rassurante, pas un geste tendre. Aucun conte pour m’aider à affronter mes cauchemars.

Seulement des brimades, des ordres et des cris.

De l’indifférence, chaque jour.

Des humiliations, souvent.

Des insultes, parfois.

Finalement je change d’avis. Cette photo, je vais la garder. Comme ça, je pourrai m’inventer une nouvelle mère, de nouvelles chimères. Je pourrai la montrer autour de moi en disant : « C’est ma mère. Voyez comme elle était belle et admirable. »

L’album retourne dans la poubelle, je retourne dans la chambre. Le lit est défait, les draps sont sales. Ça ne ressemble pas à Viviane, ma mère. Elle qui était obsédée par la propreté et l’hygiène, qui ne supportait pas les taches, les auréoles ou les traces.

J’ai déjà vidé l’armoire, il me reste la commode. Encore des vêtements, qui rejoignent les autres. Quelques bijoux sans valeur que je donnerai à une association.

Je me sens si mal dans cette maison… Parce que j’y ai grandi sous le joug d’un monstre. Parce que j’y ai connu la peur, l’angoisse, la tristesse.

L’envie de mourir.

Ces sentiments d’horreur, je les ai imprimés sur les murs, les portes, le sol. Ils rampent partout autour de moi.

J’ouvre la porte du petit débarras, sorte de cellier où elle entassait tout et n’importe quoi. Où elle m’enfermait lorsque je lui tenais tête.

Parfois, c’était sans raison. Juste pour ne plus me voir. Pour me faire disparaître. M’anéantir.

J’y ai passé des jours entiers. Des nuits entières.

Du fond de cet abysse, j’implorais mon père. De venir me chercher, me délivrer.

De venir m’aimer, enfin.

Ce père fantôme, je lui inventais mille visages, mille vies.

Mille raisons de ne pas être là.

Je n’avais pas le droit d’oser la moindre question sur lui. Ma mère le détestait, je le sais.

Pendant les vacances, elle m’expédiait le plus loin possible.

Le plus longtemps possible.

Colonies de vacances, centres aérés… Peu importaient l’endroit ou mes envies. Ce qui comptait, c’était que je sois loin d’elle.

Le reste du temps était une épaisse et sombre forêt de solitude dans laquelle je me perdais. Une forêt peuplée d’angoisses, de frayeurs et de désespoirs.

Je n’ai jamais pu partager avec elle mes rêves ou mes projets d’avenir.

Qu’est-ce que tu aimerais faire plus tard ? Cette question, banale, toutes les mères la posent un jour ou l’autre à leur enfant.

Ma mère, elle, n’a jamais voulu savoir.

Je jette des dizaines de boîtes de médicaments. Visiblement, elle était gravement malade. Sans doute la raison pour laquelle elle est morte bien avant l’heure. À moins que ce ne soit pour cause de sécheresse sentimentale aiguë…

Je trouve un rouleau de papier cadeau. Je me demande bien à quoi il a pu lui servir. Car je n’ai jamais reçu le moindre présent.

Chacun de mes anniversaires était une épreuve que j’appréhendais longtemps à l’avance. Le 15 mai était le jour le plus noir de l’année. Comme si le souvenir de ma naissance était pour elle une plaie à vif, une douleur qu’elle me faisait payer au centuple.

Pourtant, moi, je n’oubliais jamais la fête des Mères ou son anniversaire. Je lui fabriquais toujours un cadeau avec les moyens du bord. Mais dès que j’avais le dos tourné, chaque collier de perles partait à la poubelle. Chaque dessin terminait sa vie dans le poêle à bois qui chauffait cette masure.