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Il ne pouvait pas remonter Mathias inerte. Il fallait que le chasseur retrouve au moins l'énergie de s'accrocher.

Marc enroula la chaîne autour de son bras droit, cala ses jambes contre le seau, affermit sa prise et commença à tirer Mathias. Il était si grand, si lourd. Marc s'épuisait. Peu à peu, Mathias sortait de l'eau et après un quart d'heure d'efforts, son buste reposait sur le seau. Marc le soutint sur sa jambe appuyée contre la paroi et réussit de sa main gauche à attraper le rhum qu'il avait fourré dans sa veste. Si Mathias vivait encore assez, il allait détester ce truc à gâteaux. Il en versa tant bien que mal dans sa bouche. Ça coulait partout, mais Mathias réagissait. Pas une seconde Marc n'avait laissé entrer dans sa tête l'idée que Mathias aurait pu mourir. Pas le chasseur-cueilleur. Marc lui colla quelques gifles malhabiles et reversa du rhum. Mathias grondait. Il émergeait des eaux.

– Tu m'entends? C'est Marc.

– Où on est? demanda Mathias d'une voix très sourde. J'ai froid. Je vais crever.

– On est dans le puits. Où veux-tu qu'on soit?

– Elle m'a balancé, balbutia Mathias. Assommé, balancé, je ne l'ai pas vue venir.

– Je sais, dit Marc. Lucien va nous remonter. Il est là-haut.

– Il va se faire étriper, ânonna Mathias.

– Ne t'inquiète pas pour lui. Il est excellent sur les premières lignes. Allez, bois.

– C'est quoi cette merde?

Mathias avait parlé de façon presque inaudible.

– C'est du rhum à gâteaux, c'est à Lucien. Ça te réchauffe?

– Prends-en aussi. L'eau paralyse.

Marc avala quelques gorgées. La chaîne enroulée autour de son bras le mordait, le brûlait.

Mathias avait à nouveau fermé les yeux. Il respirait, c'est tout ce qu'on pouvait en dire. Marc siffla et la tête de Lucien se détacha dans le petit cercle d'ombre plus claire, là-haut.

– La chaîne! dit Marc. Remonte-la doucement, mais ne la laisse surtout pas redescendre! Ne fais pas d'à-coups ou je le lâche!

Sa voix résonnait, l'assourdissant lui-même. À moins qu'il n'ait les oreilles également engourdies.

Il entendit des bruits métalliques. Lucien défaisait le nœud tout en maintenant la tension pour que Marc ne tombe pas plus bas. Il était bon, Lucien, très bon. Et la chaîne remonta, avec lenteur.

– Vas-y maille à maille! cria Marc. Il est lourd comme un aurochs!

– Il est noyé? cria Lucien.

– Non! Enroule, soldat!

– Tu parles d'une merde! cria Lucien.

Marc agrippa Mathias par son pantalon. Mathias bouclait son pantalon avec une grosse cordelette et c'était pratique à saisir. Ce fut la seule qualité que Marc accorda en cet instant à cette ficelle de corde rustique dans laquelle se ceinturait Mathias. La tête du chasseur-cueilleur cognait un peu contre les parois du puits mais Marc voyait se rapprocher le cercle de la margelle. Lucien tira Mathias et le coucha au sol. Marc enjamba la margelle et se laissa tomber dans l'herbe. Il déroula la chaîne de son bras en grimaçant. Ça saignait.

– Serre ça dans ma veste, dit Lucien.

– Tu n'as rien entendu?

– Personne. Ton oncle arrive.

– Il y a mis le temps. File des gifles à Mathias et frictionne-le. Je crois qu'il est reparti dans le cirage.

Leguennec arriva le premier au pas de course et s'agenouilla près de Mathias. Il avait une lampe torche, lui.

Marc se leva, tenant son bras qui lui semblait minéral et vint à la rencontre des six policiers.

– Je suis sûr qu'elle est barrée dans le petit bois, dit-il.

On retrouva Juliette dix minutes plus tard. Deux hommes la ramenèrent en la tenant par les bras. Elle paraissait épuisée, couverte de griffures et de coups.

– Elle a… haleta Juliette, je me suis enfuie… Marc se rua sur elle et l'agrippa par une épaule.

– Ta gueule, hurla-t-il en la secouant, ta gueule!

– On intervient? demanda Leguennec à Vandoos-ler.

– Non, murmura Vandoosler. Aucun risque, laisse-le faire. C'est son truc, sa découverte. Je soupçonnais quelque chose comme ça, mais…

– Fallait me le dire, Vandoosler.

– Je n'étais pas encore sûr. Les médiévistes ont des trucs à eux, faut croire. Quand Marc commence à mettre ses idées en ligne, ça file droit au but… Il amasse, du meilleur et du pire, et tout d'un coup, il vise.

Leguennec regarda Marc, qui, raidi, le visage blanc dans la nuit, les cheveux trempés, serrait toujours Juliette tout près du cou, d'une seule main, brillante de bagues, une large main refermée sur elle et qui semblait très dangereuse.

– Et s'il déconne?

– Il ne déconnera pas.

Leguennec fit malgré tout signe à ses hommes de se placer en cercle autour de Marc et Juliette.

– Je retourne m'occuper de Mathias, dit-il. Il est passé à deux doigts.

Vandoosler se rappela que quand Leguennec était pêcheur, il était aussi secouriste en mer. De l'eau, c'est toujours de l'eau.

Marc avait lâché Juliette et la dévisageait. Elle était moche, elle était belle. Il avait mal au ventre. Le rhum, peut-être? Elle n'esquissait pas un geste à présent, Marc, lui, tremblait. Ses habits trempés collaient et lui gelaient le corps. Lentement, il chercha Leguennec du regard parmi ces hommes serrés dans l'ombre. Il l'aperçut plus loin, près de Mathias.

– Inspecteur, souffla-t-il, donnez des ordres pour faire fouiller sous l'arbre. Elle est là-dessous, je crois.

– Sous l'arbre? dit Leguennec. On a déjà creusé sous l'arbre.

– Justement, dit Marc. L'endroit qu'on a déjà fouillé, l'endroit qu'on n'ouvrira plus jamais… C'est là qu'est Sophia.

Maintenant, Marc grelottait vraiment. Il trouva la petite bouteille de rhum et en vida le dernier quart. Il sentit sa tête lui tourner, il avait envie que Mathias lui fasse du feu mais Mathias était par terre, il avait envie de s'allonger comme lui, de hurler un bon coup peut-être. Il s'essuya le front de sa manche trempée, de son bras gauche qui fonctionnait encore. L'autre pendait et du sang coulait sur sa main.

Il releva les yeux. Elle le fixait toujours. De toute son œuvre effondrée, il ne restait que ce corps rigide et l'âpre résistance d'un regard.

Étourdi, Marc s'assit dans l'herbe. Non, il ne voulait plus la regarder. Il regrettait même d'en avoir tant vu.

Leguennec redressait Mathias. Il l'asseyait.

– Marc… dit Mathias.

Cette voix assourdie secoua Marc. Si Mathias avait eu plus de force, il aurait dit «Parle, Marc». Sûrement il aurait dit ça, le chasseur-cueilleur. Marc claquait des dents et ses mots sortirent en fragments hachés.

– Dompierre, dit-il. Il s'appelait Christophe.

Tête baissée, jambes croisées, il arracha l'herbe autour de lui par touffes entières. Comme il avait fait près du hêtre. Il arrachait et il en projetait les brins tout autour de lui.

– Il a écrit Sofia avec un f, sans p ni h, continua-t-il par saccades. Mais un mec qui s'appelle Christophe, Christophe, o, p, h, e, ne se trompe pas sur l'orthographe de Sophia, non, parce que ce sont les mêmes syllabes, les mêmes voyelles, les mêmes consonnes, et même quand t'es en train de crever, tu sais encore, quand tu t'appelles Christophe, qu'on n'écrit pas Sophia avec un f, tu le sais encore, et là-dessus, il n'aurait pas pu se gourer, pas plus qu'il n'aurait écrit son prénom avec un f, non, il n'avait pas écrit Sofia, il n'avait pas écrit Sofia…

Marc frissonna. Il sentit que le parrain lui ôtait sa veste, puis sa chemise trempée. Il n'avait pas la force de l'aider. Il arrachait l'herbe de sa main gauche. On l'enroulait maintenant dans une couverture rêche, à même la peau, une couverture du camion des flics. Mathias avait la même. C'était grattant. Mais chaud. II se détendit un peu, se serra dedans, et sa mâchoire trembla moins fort. Il gardait les yeux rivés vers l'herbe, par instinct, pour ne pas risquer de l'apercevoir.