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– Continue, reprit la voix sourde de Mathias. Maintenant, ça revenait. Il pouvait mieux parler,

plus doucement, et réfléchir en même temps, reconstruire les choses. Il pouvait parler mais il ne pouvait plus prononcer ce prénom.

– J'ai pigé ça, reprit-il à voix basse en s'adressant à l'herbe, que Christophe n'avait pas pu écrire Sofia Siméonidis… Alors quoi, bon Dieu, quoi? Le a de Sofia était mal fait, la boucle du f n'était pas fermée, elle ressemblait à un grand S, et il avait écrit Sosie Siméonidis, sosie, double, doublure… oui, c'est ça qu'il avait fait, il avait désigné la doublure de Sophia Siméoni-dis… Son père, dans son article, il avait écrit un truc curieux… quelque chose comme «Sophia dut être remplacée durant trois jours par sa doublure, Nathalie Domesco, dont l'imitation exécrable a fini d'achever Elektra…» et «l'imitation»… c'était un drôle de mot, une drôle d'expression, comme si la doublure ne faisait pas que remplacer mais qu'elle imitait, qu'elle singeait Sophia, les cheveux teints en noir, coupés court, les lèvres rouges et le foulard au cou, oui c'est comme ça qu'elle faisait… et le «sosie», c'était le surnom que Dompierre et Frémonville donnaient à la doublure, par dérision, sûrement, parce qu'elle en faisait trop… et Christophe, il savait ça, il connaissait ce surnom et il a pigé, mais vraiment trop tard, et moi j'ai pigé, et presque trop tard…

Marc tourna le regard vers Mathias, assis par terre entre Leguennec et un autre inspecteur. Et il vit aussi Lucien, qui s'était placé debout derrière le chasseur-cueilleur, tout contre, comme pour lui offrir un dossier, Lucien, avec sa cravate en loques, sa chemise dégueulassée par la margelle du puits, sa gueule d'enfant, ses lèvres ouvertes, ses sourcils froncés. Un groupe tassé de quatre hommes muets, qui se décou pait net dans la nuit sous la lampe de Leguennec. Mathias paraissait abruti mais Mathias écoutait. Il fallait qu'il parle.

– Ça ira? demanda-t-il.

– Ça ira, dit Leguennec. Il commence à remuer les pieds dans ses sandales.

– Alors oui, ça ira. Mathias, tu as été la voir ce matin, chez elle?

– Oui, dit Mathias.

– Tu lui as parlé? dit Marc.

– Oui, j'avais senti le chaud, dans la rue, quand on a ramené Lucien bourré. J'étais nu et je n'avais pas froid, j'avais de la tiédeur dans les reins. J'y ai pensé plus tard. Le moteur d'une voiture… J'avais senti la chaleur du moteur de sa voiture, devant chez elle. J'ai compris ça quand Gosselin a été accusé, et j'ai cru qu'il avait pris la voiture de sa sœur, la nuit du meurtre.

– Alors tu étais foutu. Car tôt ou tard, à présent que Gosselin était hors de cause, il t'aurait fallu trouver à ton «chaud», une autre explication. Et il n'y en avait qu'une seule autre… Mais quand je suis rentré à la baraque ce soir, je savais tout d'elle, je savais pourquoi, je savais tout.

Marc éparpillait tout autour de lui les brins d'herbe arrachés. Il dévastait son petit coin de terre.

– Christophe Dompierre avait écrit Sosie… Georges avait attaqué Sophia dans sa loge et quelqu'un en bénéficiait… Qui? La doublure bien sûr, le «sosie», qui allait la remplacer sur scène… Je me suis rappelé… les cours de musique… c'était elle, elle la doublure, pendant des années… sous le nom de Nathalie Domesco. Son frère seul était au courant, ses parents croyaient qu'elle faisait des ménages… une mésentente avec eux, une rupture peut-être… Je me suis rappelé… Mathias, oui, Mathias qui n'avait pas eu froid pendant la nuit du meurtre de Dompierre, Mathias qui était devant sa grille, devant sa voiture… je me suis rappelé… les flics en train de reboucher la tranchée… on les scrutait depuis ma fenêtre et le sol ne leur arrivait qu'à mi-cuisses… ils n'avaient donc pas fouillé plus profond que nous… quelqu'un d'autre avait creusé après eux, plus loin, jusque dans la strate noire et grasse… alors… alors oui, j'en savais assez pour retrouver son histoire, comme Achab pour sa baleine tueuse… et comme lui, je connaissais sa route… et par où elle allait passer…

Juliette regarda les hommes qui étaient postés autour d'elle en demi-cercle. Elle jeta la tête en arrière et cracha sur Marc. Marc baissa la tête. La brave Juliette aux épaules lisses et blanches, au corps et au sourire accueillants. Tout ce corps clair dans la nuit, mou, rond, lourd, crachant. Juliette qu'il embrassait sur le front, la baleine blanche, la baleine tueuse.

Juliette cracha encore sur les deux flics qui l'encadraient puis elle ne fit plus entendre qu'une respiration forte, sifflante. Puis un bref ricanement et à nouveau, la respiration. Marc imaginait le regard droit planté sur lui. Il pensa au Tonneau. Ils étaient bien dans ce tonneau… la fumée, les bières au comptoir, les bruits des tasses. Les émincés. Sophia qui avait chanté pour eux seuls, le premier soir.

Arracher de l'herbe. Il en faisait à présent un petit tas sur sa gauche.

– Elle a planté le hêtre, continua-t-il. Elle savait que cet arbre inquiéterait Sophia, qu'elle en parlerait… Qui ne se serait inquiété? Elle a posté la carte de «Ste-lyos», elle a intercepté Sophia le mercredi soir sur le chemin de la gare et elle l'a ramenée dans ce foutu tonneau de merde sous je ne sais quel prétexte… Je m'en fous, je ne veux pas le savoir, je ne veux pas l'entendre! Elle a pu dire qu'elle avait du neuf sur Stelyos… elle l'a ramenée, elle l'a tuée dans la cave, elle l'a ficelée comme une viande, elle l'a transportée pendant la nuit en Normandie, elle l'a fourrée là-bas dans le vieux congélateur du cellier, j'en suis sûr…

Mathias écrasa ses deux mains l'une contre l'autre. Bon Dieu, il avait tellement désiré cette femme, dans la promiscuité du Tonneau, à la nuit tombée, quand le dernier client partait, ce matin même encore pendant qu'il l'effleurait en l'aidant à ranger. Cent fois il avait voulu faire l'amour avec elle. Dans la cave, dans la cuisine, dans la rue. Arracher ses habits de serveur trop serrés. Il se demandait ce soir quelle obscure prudence l'avait fait constamment reculer. Il se demandait pourquoi Juliette n'avait jamais paru sensible à aucun homme.

Un bruit rauque le fit sursauter.

– Qu'elle se taise! hurla Marc sans quitter l'herbe des yeux.

Puis il reprit son souffle. Il n'y avait plus beaucoup d'herbe à portée de sa main gauche. Il changea de position. Faire un autre tas.

– Une fois Sophia disparue, continua-t-il d'une voix pas très normale, on a commencé à s'affoler, elle la première, comme une loyale amie. Il était inévitable que les flics aillent fouiller sous l'arbre, et ils l'ont fait, et ils n'ont rien trouvé, et ils ont rebouché… Et tout le monde finissait par admettre que Sophia était partie avec son Stelyos. Alors… alors la place était prête… À présent, elle pouvait enterrer Sophia là où personne, même pas les flics, n'irait plus jamais la chercher, puisque c'était déjà fait! Sous l'arbre… Et plus personne, de toute façon, n'irait chercher Sophia, on la croyait barrée sur une île. Son cadavre, scellé par un hêtre intouchable, ne réapparaîtrait jamais… Mais il fallait qu'elle puisse l'enterrer tranquillement, sans gêneurs, sans voisins, sans nous…

Marc s'arrêta encore. C'était si long à dire. Il lui semblait qu'il avait du mal à poser les choses dans l'ordre, dans le bon sens. Ça serait pour plus tard, le bon sens.

– Elle nous a tous emmenés en Normandie. Dans la nuit, elle a pris sa voiture, son paquet congelé, et elle est revenue rue Chasle. Relivaux n'était pas là, et nous, on était comme des cons en train de dormir chez elle, contents, à cent kilomètres de là! Elle a fait son boulot dégueulasse, elle l'a enterrée sous le hêtre. Elle est forte. Au petit matin, elle est revenue, en silence, en silence…