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Personne autour de l’appareil. Par contre, le pilote est à son poste. Une casquette verte est enfoncée jusqu’à ses sourcils et il a des lunettes miroir. Le bas de son visage est mangé, comme disent mes confrères, par une barbe noire et profuse. Il porte une combinaison kaki pleine de poches.

Depuis combien de temps attend-il ici ? M’est avis qu’il a dû se poser dans la carrière avant le jour. Impas-sible, il attend que nous ayons pris place à son bord. Le pilote fait coulisser la porte, s’assure que nos ceintures sont bouclées et lance son moteur. Les grandes pales fauchent l’air, lentement pour démarrer, puis de plus en plus vite. L’hélico piaffe d’impatience. Vibrant, il attend de pouvoir s’élancer vers les nues. Il tremble, il frémit. Le gars n’a pas proféré une syllabe. D’une décontraction absolue. Son coucou paraît plus vivant que lui.

La vibration s’intensifie et, tout à coup, nous sortons du grand trou éblouissant, comme la lave sort d’un volcan. On retrouve la mer, le ciel bleu où ça moutonne blanc, la côte…

Il franchit le bois de nepasaîtres ou de hêtres (toujours ce doute) et redescend près du flot pour piquer sur le large. Je réalise alors qu’il vole au ras de la mer afin d’échapper aux radars disséminés sur le littoral.

La machine tourne rond. Babouchka claque des dents car elle est trempée comme un baba au rhum. Je lui proposerais bien mon blazer, mais il lui couvrirait tout juste un sein.

Vaillante, elle oublie son dénuement physique et coule sa main entre mes jambes, à la recherche du temps perdu.

Tu veux que je te dise ? On doit la saluer chapeau et pantalon bas. Ça c’est de la vraie tringleuse ! Le Poilu de Quatorze de la baise ! Pour son gros cul avide, c’est tous les jours Verdun.

FAIS-MOI UN SOURIRE

Un point noir, sur la mer Noire.

C’est beau à voir.

Pouême !

Ce point grossit. C’est un cargo poussif, en grand deuil, avec juste un cercle rouge à sa cheminée et le pavillon turc à la poupe.

L’hélico arrive au-dessus de lui, tournique comme l’aigle repérant l’agnelet dont il va se saisir, puis descend mollement, à la verticale du pont arrière.

Des marins fringués à la mord-me-the-knot, de choses dépareillées, fuient les pales de l’engin. C’est instinctif. T’as beau savoir que la moulinette est bien au-dessus de ta tronche, tu marches plié en deux aux abords d’un hélicoptère.

Une très légère secousse. Le pilote m’adresse un signe du pouce pour m’indiquer que nous devons quitter le bord. Je m’empresse. Mémère est dure à extraire, mais je l’aide de mon mieux. Aussitôt, le batteur Rotary saute dans le ciel, décrit une large courbe autour du cargo et s’éloigne dans la direction d’où nous venons. Good luck !

Et me voici au côté de Babouchka, sur ce pont qui pue le goudron, mes fringues claquant au vent du large et les dents de la vieillarde claquant de froid.

Un type travesti en officier, vu qu’il porte un caban bleu marine et une casquette sommée d’une ancre marine, s’avance vers nous. Visage rouge. Il lui manque un œil et il ne s’est pas donné la peine d’obstruer la cavité avec ne serait-ce qu’un escarguinche à la parisienne ou la photo de Le Pen. Sa vilaine cicatrice rose déborde l’orbite pour entailler le front. Je ne sais pas ce qu’il a morflé dans le lampion, le commandant, mais ça lui en a mis plein la vue, espère.

Il porte un doigt à sa casquette et me fait signe de le suivre. J’entraîne Mémère dans le ventre du rafiot. C’est noir, huileux, bas de plaftard. On descend un escadrin roide, longe une étroite coursive qui contraint Natacha à avancer de profil, comme si elle visitait le Chili, et puis bon, voilà une cabine à double couchettes superposées. Le local est grand comme deux cabines téléphoniques réunies. En fait d’ameublement, excepté les couchettes, il y a deux crochets d’acier vissés à une cloison. C’est tout.

L’officier turc nous jette, dans un anglais conve-nable :

— Vous ne bougez plus de là, avant Istanbul, surtout ne montez pas sur le pont.

Et puis, s’en va.

J’aide Mamie Red à ôter ses hardes trempées. Pas fastoche : elles lui collent à la viande. Quand elle est à loilpé, je l’enveloppe d’une couverture dégueulasse, constellée de taches de tout et de trous de cigarette. Lui conseille de se pieuter. Elle prend place sur la couchette inférieure. Santantonio la borde, lui dépose un mimi au front et grimpe dans le plumard supérieur.

Dormons, ils feront le reste.

* * *

Notre croisière dure deux jours. Hélas pour elle (mais tant mieux pour moi) la mère Glavoski se paie une bronchite carabinée et cogne le 40° facile. Je la soigne de mon mieux, à grand renfort de tisanes et d’aspirine, les deux principales médications du bord. C’est pas folichon de servir de garde-malade à une grosse vachasse soviétique dans un local de 4 mètres carrés, mais je préfère lui faire des infusions que l’amour. Mamie sue beaucoup, ce qui est une bonne chose. Le cargo vibre tant qu’il peut. Il schlingue la graisse chaude et le végétal corrompu. Un cuistot en babouches s’occupe de nous. La tortore est très élémentaire, mon cher Watson. Tomates, fromage aigre, galette de farine mal cuite, viande de bouc malade. La gerbe, la gerbe, sans avoir recours au mal de mer !

Le soir du second jour, le barlu ralentit jusqu’à filer deux ou trois nœuds, ce qui suffirait encore à rendre pensif un eunuque énuqué qui ne peut plus piquer.

L’officier borgne, que je n’ai pas rerevu depuis notre arrivée, se la radine. Il est tête nue. Impressionnant. Pas un tif sur le gadin, la boule triple zéro. On dirait M. Propre, tu sais, cette abominable créature qui fait briller les sols, avec sa frime de chourineur et ses bras croisés !

— On va vous changer de bord ! annonce-t-il.

Soit ! Que vos volontés soient fêtes !

Les loques de Natacha ont séché. Elle les réintègre mollement. La fièvre l’a abattue et c’est devenu une vraie vieillarde au cours des dernières quarante-huit heures. Tu la verrais, en émigrante malade, la couvrante pourrie en guise de châle, les tifs filasse, la bouille déjetée, les roploches pendant comme des rideaux, tu ne pourrais jamais imaginer que j’ai pu la calcer y a trois jours. Ce tombereau, même Béru renâclerait, serait obligé de se doper au beaujolais primeur avant de monter en ligne.

La mer scintille au clair de lune. Au large, on aperçoit les feux des barlus se dirigeant vers le Bosphore. Tout près, au-dessous de notre cargo, est un bâtiment d’une douzaine de mètres, de pêche, encore plus délabré que le nôtre. Il danse à quelques mètres, ses deux feux tanguent, on distingue des silhouettes à son bord.

Un cliquetis. C’est la grue du cargo en manœuvre. Des matafs dépenaillés étalent un immense filet sur le pont.

Le borgne nous dit de nous asseoir en son centre. Quand c’est fait, ses hommes d’équipage relèvent les bords, qui sont munis de boucles, et embrochent celle-ci à l’aide d’un énorme crochet. Peu après la grue nous soulève et nous changeons de barlu, sans un mot d’adieu.

* * *

Quatre julots sur le bateau de pêche. Pas plus loquaces que ceux du cargo. Lorsque nous nous sommes dépêtrés du filet, le bras de la grue pivote et l’espèce de chalutier met le cap sur la côte.

Quatre heures plus tard, nous prenons pied sur la rive turque, dans un village endormi. Une vieille Mercedes d’un modèle inassurable se met en marche, dans l’ombre, et s’approche du petit môle. Au volant, un grand gaillard aux cheveux gris, en bras de chemise, fume un cigarillo. Il a une forte moustache d’un noir d’encre de Chine qui contraste avec sa tignasse poivre et sel. A notre approche, il se contente de passer sa main par-dessus son siège pour ouvrir l’une des portières. Nous nous installons dans la carriole.